12.

Étendue, immobile, Rowan se retenait pour ne pas se débattre, se tendre, crier. Rester immobile comme si elle avait choisi elle-même d’être sur ce lit crasseux, les mains attachées aux barreaux du lit par de larges bandes de ruban adhésif. Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour se libérer : par la force de son corps et par le pouvoir de son esprit, ce pouvoir qui avait déjà été fatal à plusieurs personnes.

La nuit précédente, elle avait réussi à dégager sa cheville gauche. Elle ne savait pas très bien comment, mais elle l’avait délivrée de l’adhésif qui l’encerclait. Grâce à ce pied libre, elle avait pu changer plusieurs fois de position pendant la longue nuit qui avait suivi et repousser le drap du dessus, tout raidi par l’urine et le vomi.

Le drap du dessous était infect lui aussi. Depuis combien de temps était-elle allongée là ? Trois jours ? Quatre ? Ne pas savoir la rendait folle. La seule pensée du goût de l’eau la rendait folle aussi.

C’était peut-être bien le quatrième jour.

Elle fouilla dans sa mémoire pour retrouver des récits héroïques de gens qui avaient survécu tandis que d’autres, dans les mêmes conditions, étaient morts de faim. Par exemple, des gens qui avaient fait des kilomètres dans la neige et s’en étaient sortis indemnes. De la volonté, elle en avait, mais autre chose la tracassait. Elle se sentait mal. Elle n’avait pas arrêté de vomir depuis qu’ils avaient quitté La Nouvelle-Orléans. Nausées, somnolence, douleurs. Même allongée, elle était parfois au bord de l’évanouissement.

Elle se retourna tant bien que mal, en se tortillant, puis remua les bras autant qu’elle le pouvait, c’est-à-dire bien peu. En haut, en bas. En haut, en bas. Elle bougea sa jambe libre et remua l’autre dans la bande de ruban adhésif. Sera-t-elle capable de se lever quand il reviendra ?

Soudain, une pensée horrible traversa son esprit. Et s’il ne revenait jamais ? S’il faisait exprès de ne pas revenir ou s’il en était empêché ? Il était dehors à s’agiter comme un aliéné, survolté par tout ce qu’il voyait, et commettant, sans nul doute, ses habituelles et absurdes erreurs de jugement. Pas la peine de réfléchir trop longtemps : s’il ne revenait pas, elle mourrait.

On ne la retrouverait jamais. C’était un endroit totalement isolé, dans une haute tour complètement vide, au milieu d’une forêt de tours identiques. Elle avait personnellement choisi cette cachette, certaine qu’ils passeraient inaperçus dans cet « établissement médical » à peine achevé, perdu dans cette horrible ville pleine à craquer d’hôpitaux, de cliniques et de bibliothèques médicales. La pièce où elle se trouvait était plongée dans le noir. Il avait éteint. À mesure que les jours passaient, elle pensait que c’était mieux ainsi.

Quand la nuit tombait, elle distinguait les gratte-ciel, immeubles sans charme à travers les larges fenêtres.

Parfois, le crépuscule embrasait les bâtiments de verre et de gros nuages blancs planaient au-dessus, dans le ciel rouge rubis.

La lumière. Quand il faisait complètement nuit et que les lumières s’allumaient silencieusement tout autour d’elle, elle se sentait un peu mieux. Les gens lui paraissaient plus proches, même s’ils ignoraient sa présence. Quelqu’un… quelqu’un se mettrait peut-être à une fenêtre pour observer les alentours avec des jumelles ? Mais pour quelle raison ?

Elle s’imagina à nouveau dans la lande de Donnelaith avec Michael. Elle lui expliquait tout.

— Tout vient d’un enchaînement d’erreurs. J’avais un choix à faire et j’ai péché par orgueil. J’ai cru que je pouvais y parvenir, que j’en sortirais gagnante. D’un bout à l’autre, l’histoire des sorcières Mayfair n’a été qu’une question d’orgueil. Les événements me sont apparus enveloppés dans les mystères de la science. Nous avons une conception complètement erronée de la science, tu sais. Nous pensons qu’elle ne contient que ce qui est défini, précis, connu. En fait, elle est constituée d’une succession illimitée de portes vers un inconnu aussi vaste que l’univers, c’est-à-dire l’infini. Je le savais mais je l’ai occulté. Ce fut là mon erreur.

Elle se représenta l’herbe, fit apparaître les ruines, vit les hautes arches grises de la cathédrale s’élever dans la vallée. Elle avait l’impression d’y être, libre.

Un bruit la fit sursauter. La clé tournait dans la serrure.

Elle se figea. Oui, la clé. La porte d’entrée claqua, puis elle entendit ses pas sur le sol carrelé. Il sifflait et chantonnait.

Merci, mon Dieu !

Une autre clé. Une autre serrure. Et cette odeur, son doux parfum quand il s’approcha du lit.

Elle essaya de ressentir de la haine, de se raidir, de résister à l’expression compatissante de son visage, avec ses grands yeux brillants, les plus beaux qui soient, remplis de tristesse quand ils se posèrent sur elle. Sa barbe et sa moustache étaient très noires et aussi épaisses que celles des saints des peintures religieuses. Son front avait une forme exquise, ses cheveux partaient en arrière.

C’était indéniablement un très bel homme. Était-il vraiment là ou rêvait-elle ? Elle s’imaginait peut-être qu’il était enfin revenu.

— Non, ma chérie. Je t’aime, murmura-t-il.

Vraiment ?

Tandis qu’il s’approchait, elle se rendit compte qu’elle observait sa bouche. Elle avait légèrement changé. Elle était plus masculine, probablement. Ses lèvres étaient roses et bien ourlées.

Elle se détourna quand il se pencha sur elle. Il enroula ses doigts autour de ses bras et posa ses lèvres sur sa joue. Il toucha ensuite ses seins et caressa ses mamelons. Une sensation désagréable la traversa. Ce n’était pas un rêve. Ses mains. Elle aurait voulu perdre connaissance pour ne plus les sentir. Impuissante, elle ne pouvait échapper à son emprise.

Sa joie de le revoir, sa façon de s’enflammer sous ses doigts comme s’il était un amant et non un geôlier, de sortir de son isolement pour retomber sous son charme avaient quelque chose de dégradant.

— Ma chérie, ma chérie.

Il posa sa tête sur son ventre, pressa son visage contre sa peau, ignorant la crasse du lit, chantonnant, murmurant. Soudain, il poussa un grand cri de joie et se mit à danser, à tourner, à lever une jambe après l’autre en claquant dans ses mains. Il semblait en extase. Combien de fois l’avait-elle vu dans cet état ? Mais jamais avec un tel enthousiasme. Quel curieux spectacle ! Ses longs bras étaient si délicats, ses épaules si droites. Ses poignets paraissaient deux fois plus longs que ceux d’un homme ordinaire.

Elle ferma les yeux mais continua à voir sa silhouette gigoter dans tous les sens. Elle entendait le bruit sourd de ses pas sur le tapis et ses brusques éclats de rire.

— Seigneur ! Pourquoi ne me tue-t-il pas ? murmura-t-elle.

Il se tut et se pencha au-dessus d’elle.

— Je suis désolé, ma douce et tendre. Je suis désolé.

Oh, la beauté de sa voix ! Sa profondeur ! Une voix que l’on pourrait écouter lire les Saintes Écritures pendant des heures sans se lasser.

— Je ne voulais pas rester absent si longtemps, dit-il. J’ai été pris dans une aventure très pénible. Le chagrin, la mort, la souffrance et la frustration…

Puis, comme d’habitude, sa voix se transforma en un chuchotement. Il se mit à se balancer sur ses pieds et à chantonner.

Il s’agenouilla soudain comme si ses jambes s’étaient dérobées sous lui. Il posa de nouveau sa tête sur son ventre, glissa une main entre ses jambes, sur son sexe, ignorant toujours la saleté du lit, et embrassa son nombril.

— Ma chérie, mon amour.

Elle ne put empêcher sa colère d’éclater.

— Libère-moi, laisse-moi me lever ! Je croupis dans toutes ces immondices. Regarde ce que tu m’as fait !

Sa colère était trop forte. Elle cessa de bouger et de parler, paralysée par la rage. Si elle le contrariait, il risquait de bouder pendant des heures. Il irait à la fenêtre et se mettrait à pleurer. Garder le silence. Être plus maligne que lui.

Il la dévisagea un moment puis sortit son petit couteau étincelant et se mit à couper le ruban adhésif. Quelle rapidité pour un géant aussi frêle !

Ses bras étaient maintenant libres. Paralysés et inutiles, mais libres. Rassemblant toutes ses forces, elle tenta de les lever. En vain. Elle n’eut pas plus de succès avec sa jambe droite. Elle sentit les bras de l’homme se glisser sous elle. Il la souleva et la mit debout en se cognant maladroitement contre elle.

Elle cria. Elle sanglota. Libérée du lit. Libre. Si seulement elle avait la force de mettre ses mains autour de son cou et de…

— Je vais te donner un bain, ma chérie, mon pauvre amour, dit-il. Ma pauvre Rowan adorée.

Était-il en train de danser en rond ? Non, elle avait juste le vertige. Elle sentit une douce odeur de savon et de shampoing dans la salle de bains.

Il l’allongea dans la baignoire froide, puis elle sentit sur son corps le premier jet d’eau chaude.

— Pas trop chaud, murmura-t-elle.

Le carrelage blanc semblait tournoyer autour d’elle. Stop !

— Non, pas trop chaud, dit-il.

Ses yeux étaient plus grands, plus brillants. La forme de ses paupières était mieux définie que la dernière fois. Ses cils, d’un noir de jais, étaient plus courts mais toujours aussi fournis. Avait-il atteint le stade final de son développement ? Qui pouvait le dire ? Aurait-elle jamais l’occasion de transmettre ce qu’elle avait découvert ? Mon Dieu ! Et si les spécimens n’étaient pas parvenus à Larkin ?

— Ne t’en fais pas, ma douce, dit-il. Nous allons être bons l’un envers l’autre. Nous allons nous aimer. Fais-moi confiance. Tu vas m’aimer de nouveau. Il n’y a aucune raison pour que tu meures, Rowan, aucune raison pour que tu me quittes. Aime-moi, Rowan, aime-moi.

Elle gisait comme un cadavre, incapable de faire fonctionner ses membres dans l’eau bouillonnant autour d’elle. Il déboutonna son chemisier blanc et lui ôta son pantalon. L’eau ruisselait, ondulait et était si chaude.

L’odeur de saleté disparaissait petit à petit. Il se débarrassa des vêtements souillés.

Avec sa main droite, elle essaya de tirer sur son slip, mais n’eut pas la force de l’enlever. L’homme était retourné dans l’autre pièce. Elle l’entendit arracher les draps sales du lit. Comme c’était curieux, tous ces sons que le cerveau enregistrait ! Celui des draps qui tombent par terre. Oui aurait cru que cela pût faire du bruit ? Elle se rappelait un après-midi, en Californie, où sa mère changeait les draps des lits. C’était exactement le même bruit.

Elle entendit le déchirement d’un sac en plastique. C’était un drap propre. Il le secoua pour le déplier et l’étala sur le lit.

Elle avait glissé et l’eau lui arrivait maintenant aux épaules. Elle essaya encore de se servir de ses bras. Elle poussa du mieux qu’elle pouvait sur le fond de la baignoire et réussit à se mettre en position assise.

Il était près d’elle. Il avait enlevé son lourd manteau et portait un pull-over à col montant qui le faisait paraître encore plus mince. Mais il était fort et vigoureux dans sa minceur. La vapeur montant de la baignoire faisait friser les courtes mèches de ses tempes. Lorsqu’il se pencha pour la caresser, elle remarqua que sa peau si lisse était légèrement luisante.

Il la cala bien, leva son petit couteau – surtout, ne pas essayer de le lui prendre ! – et coupa son slip sale. Il le sortit de l’eau, le jeta au loin et s’agenouilla près d’elle.

Il se remit à chanter en la contemplant, ou à chantonner, plutôt. Elle avait du mal à définir ce son qui lui rappelait les cigales, le soir, à La Nouvelle-Orléans. Il pencha sa tête sur le côté.

Son visage était plus étroit qu’avant, plus masculin, sans doute. Il avait perdu ses dernières rondeurs d’enfant. Son nez aussi était plus fin, et un peu plus arrondi au bout. Sa tête n’avait pas grossi, pas plus que son corps n’avait grandi. À vue d’œil, en tout cas. Lorsqu’il prit le gant éponge pour le tordre, il lui sembla que ses doigts ne s’étaient pas allongés non plus.

Sa tête. Sa fontanelle s’était-elle refermée ? Combien de temps cela prendrait-il ? Elle avait l’impression que sa croissance s’était ralentie mais n’était pas terminée.

— Où étais-tu ? demanda-t-elle. Pourquoi m’as-tu laissée seule ?

— C’est à cause de toi que je suis parti. J’étais en colère. Et puis, il fallait que j’aille dans le monde extérieur pour apprendre des choses. Il fallait que je voie le monde, que je me promène, que je construise mes rêves. Je ne peux pas rêver quand tu me détestes, quand tu cries et me tourmentes.

— Pourquoi ne pas m’avoir encore tuée ?

Il eut une expression de tristesse. Il lui épongea le visage avec le gant chaud et lui essuya les lèvres.

— Je t’aime, dit-il. J’ai besoin de toi. Pourquoi ne te donnes-tu pas à moi ? Pourquoi refuses-tu de t’offrir ? Que veux-tu de moi pour ça ? Le monde nous appartiendra bientôt, ma chérie, ma reine. Si seulement tu voulais bien m’aider !

— T’aider à faire quoi ?

Elle le regarda et rassembla de toutes ses forces sa haine, sa rage et sa volonté pour le foudroyer de son pouvoir mortel. Détruire les cellules, détruire les veines, le cœur. Elle essaya tant qu’elle put puis, exténuée, s’adossa en arrière contre la baignoire.

Au cours de sa vie, sa haine avait déjà tué plusieurs êtres humains. Mais son pouvoir était inopérant sur lui. Il était trop fort. Les membranes de ses cellules étaient trop résistantes. Ses ostéoblastes pullulaient à un rythme accéléré, comme tout le reste chez lui. Si seulement elle pouvait avoir une autre occasion de faire analyser ces cellules ! Si seulement…

— C’est tout ce que je suis pour toi ? demanda-t-il, les lèvres tremblantes. Hein ? Dis-moi ! Qu’est-ce que je représente pour toi ? Un vulgaire cobaye ?

— Et moi, qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me retiennes prisonnière ici ? Pour que tu me laisses seule pendant des jours et des jours ? Ne me demande pas de t’aimer. C’est complètement ridicule. Tu n’imagines pas à quel point je regrette de ne pas avoir appris à être une vraie sorcière. Si seulement j’avais fait ce que les autres voulaient de moi !

Une douleur silencieuse s’empara de lui. Des larmes perlèrent dans ses yeux et, l’espace d’un instant, son visage si malléable devint rouge. Il serra les poings comme s’il allait la frapper. Il avait pourtant juré de ne pas recommencer.

En fin de compte, elle s’en fichait pas mal. Ses membres et ses articulations lui faisaient mal. De toute façon, serait-elle capable de s’enfuir si elle parvenait à le tuer ?

— Qu’as-tu cru que j’allais faire ? lui demanda-t-il en se penchant pour l’embrasser.

Elle tourna la tête. Ses cheveux étaient trempés. Elle avait envie de se laisser glisser dans l’eau mais craignait de ne pas pouvoir se redresser. Il tordit le gant et se remit à la laver, de la tête aux pieds. Il fit couler de l’eau sur ses cheveux et les lissa en arrière.

Elle était tellement accoutumée à son odeur qu’elle ne la sentait presque plus. Elle percevait seulement la chaleur de sa proximité et le profond désir, malvenu, qui montait en elle. Bien sûr, elle avait envie de lui.

— Dis-moi que je peux te rendre ma confiance, implora-t-il. Dis-moi que tu m’aimes à nouveau. Je suis ton esclave, pas ton maître. Je te le jure, mon amour, ma Rowan. Notre mère à tous.

Elle ne réagit pas. Il se mit debout.

— Je vais tout laver pour toi, dit-il fièrement, comme un enfant. Je vais tout laver et tout rendre propre et beau. Je t’ai rapporté plein de choses. De nouveaux vêtements. Des fleurs. Je ferai de notre cachette un véritable petit nid d’amour. Tout est à côté, près de l’ascenseur. Tu vas avoir une bonne surprise.

— Tu crois ?

— Oh oui ! tu vas être drôlement contente. C’est seulement que tu es fatiguée et que tu as faim. Oui, c’est ça. Il faut que tu manges.

— Et quand tu repartiras, tu vas m’attacher avec du ruban de satin blanc ?

Sa voix était dure, pleine de mépris. Elle ferma les yeux. Sans réfléchir, elle leva la main droite et toucha son visage. Ses muscles et ses articulations retrouvaient progressivement leurs fonctions.

Il sortit de la salle de bains. Elle se redressa tant bien que mal, prit le gant et refit sa toilette. Le bain était sale. Des morceaux d’excréments, les siens, flottaient à la surface. Quelle infection ! À nouveau prise de nausée, elle se laissa aller en arrière jusqu’à ce que ça passe. Puis elle vida la baignoire et ouvrit le robinet pour évacuer les pellicules de crasse restantes. Elle sentait la force de l’eau qui montait autour d’elle et bouillonnait à ses pieds. Elle prit une profonde inspiration et commanda à sa main droite de se plier, puis à la gauche, puis à chacune de ses chevilles. Elle répéta plusieurs fois cet exercice. L’eau était chaude. Elle se sentait mieux. Elle s’abandonna à ces instants de confort, peut-être les derniers de sa vie.

 

Elle se remémora les événements passés.

C’est le jour de Noël. Le soleil darde ses rayons sur le plancher du salon, elle est étendue dans une mare de sang, le sien. Il est assis à côté d’elle, nouveau-né, ahuri, non achevé.

Mais tous les nouveau-nés humains naissent inachevés, encore bien plus que lui. C’était ainsi qu’il fallait considérer la situation. Il était tout simplement plus achevé qu’un bébé humain. Mais il n’était pas un monstre. Ça non.

Elle l’aida à se lever, à marcher, s’émerveillant de tout ce qu’il était capable de dire, de son rire. Il n’était pas vraiment faible. Il manquait plutôt de coordination. Le premier choc passé, il eut l’air de reconnaître tout ce qu’il voyait et désignait les choses par leur nom. La couleur rouge le terrifiait.

Elle l’habilla de vêtements de couleur neutre parce qu’il refusait tout contact avec des couleurs vives. Il avait l’odeur d’un nouveau-né. Il avait les mêmes sensations qu’un nouveau-né mais, avec sa musculature d’adulte, il prenait des forces à chaque minute qui passait.

Puis Michael arriva. La lutte fut terrible.

Pendant qu’ils se battaient, elle observait ses progrès. D’abord mal assuré sur ses pieds, trébuchant comme un ivrogne, il fit des efforts de coordination pour frapper Michael et, finalement, parvint à le déséquilibrer avec une étonnante facilité. Parce qu’il l’avait décidé ou, peut-être, parce qu’il avait compris comment s’y prendre.

Si elle ne l’avait pas entraîné hors des lieux, il aurait tué Michael. Quand la sirène d’alarme retentit, elle profita de sa peur et de sa confusion pour le pousser dans la voiture. Il détestait les bruits stridents.

Pendant tout le trajet jusqu’à l’aéroport il parla de son aspect physique, de sa silhouette, du choc paralysant d’avoir une taille humaine, du fait que les gens dehors étaient à la même hauteur que lui. Dans l’autre monde, il les voyait d’en haut ou de l’intérieur, mais jamais comme ça. Sauf quand il entrait dans un corps mais, dans ce cas, c’était pour lui une véritable torture. À part Julien. Oui, Julien. Mais c’était une longue histoire.

Sa voix était expressive, un peu comme sa propre voix ou celle de Michael, et sans accent. Il donnait aux mots une sorte de dimension lyrique. Il sursautait au moindre bruit, frottait ses mains sur sa veste pour en palper la texture et riait en permanence.

À l’aéroport, elle dut l’empêcher de continuer à renifler ses cheveux et sa peau et à la couvrir de baisers. Il marchait désormais à la perfection. Pour le plaisir, il se mit à courir dans le hall et à sauter en l’air. Subjugué par la musique venant d’une radio lointaine, il se mit à danser avec frénésie, une espèce de transe qui n’allait plus le quitter par la suite.

Elle choisit l’avion pour New York parce qu’il était le premier à partir. Complètement paniquée, elle serait allée n’importe où pour quitter cet endroit. Elle devait à tout prix le protéger contre le monde entier jusqu’à ce qu’elle parvienne à le calmer et à étudier cc qu’il était réellement. Elle était sous l’emprise, tout à la fois, d’un instinct de possession, d’un sentiment d’exaltation et de peur, et d’une grande ambition.

Elle avait mis cette créature au monde. Elle l’avait créée. Personne ne la lui enlèverait, ne l’emmènerait, ne la mettrait hors de sa portée. Elle savait pourtant qu’elle avait tort de raisonner ainsi. Mais la naissance l’avait beaucoup affaiblie. Plusieurs fois, elle faillit perdre connaissance et, pour monter à bord, il dut la soutenir. Il ne cessait de lui chuchoter à l’oreille des commentaires sur tout ce qu’il voyait et les ponctuait d’explications sans queue ni tête sur des événements du passé.

— Je reconnais tout, disait-il. Je me rappelle très bien. Julien a dit que ce serait l’ère des merveilles. Il avait prédit que toutes les machines indispensables à la vie quotidienne de l’époque deviendraient vite obsolètes. « Prenons les bateaux à vapeur, disait-il. Ils ont rapidement été remplacés par le chemin de fer et maintenant il y a aussi l’automobile. » Il savait tout d’avance. Il aurait adoré cet avion, tu sais. Je comprends comment fonctionne le moteur. Le carburant est brûlé par l’air comprimé qui passe dans la chambre de combustion et les gaz brûlés…

Et ainsi de suite. Elle passait son temps à tenter de le calmer. Finalement, elle l’avait encouragé à essayer d’écrire. Complètement épuisée, elle ne comprenait plus un seul mot de son bavardage permanent. Mais il ne savait pas écrire. Il ne maîtrisait pas le crayon. En revanche, il savait lire et, dès qu’il en eut pris conscience, il se mit à lire tout ce qui lui tombait entre les, mains.

À New York, il réclama un magnétophone. Elle s’était endormie dans leur suite du Helmsley Palace pendant qu’il faisait les cent pas, pliant de temps en temps les genoux ou étendant les bras, tout en parlant dans le micro.

— Maintenant, j’ai vraiment le sens du temps qui passe, d’un tic-tac qui aurait existé avant l’invention des horloges, d’une mesure naturelle peut-être liée au battement de notre cœur et à notre respiration. Les moindres changements de température m’affectent. Je n’aime pas le froid. J’ignore si j’éprouve ou non la faim. Mais Rowan doit manger. Elle est faible. Il émane d’elle l’odeur de la maladie…

Elle fut réveillée par des sensations très érotiques. Il avait posé sa bouche sur son sein droit et tirait si fort sur son mamelon qu’elle avait mal. Elle cria, ouvrit les yeux et sentit ses doigts qui couraient sur son ventre tandis qu’il tétait indéfiniment. Ses seins étaient pleins. Le gauche, sur lequel elle posa une main, était dur comme du marbre.

Prise de panique, elle faillit appeler à l’aide. Elle le repoussa sous le prétexte de commander un repas. Après avoir téléphoné à la réception, elle commença à composer un second numéro.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il.

Son visage de nourrisson s’était déjà allongé et ses yeux bleus semblaient moins ronds, comme si ses paupières s’étaient légèrement tendues, ce qui lui donnait un air plus naturel.

Il lui arracha le combiné des mains.

— Je t’interdis de téléphoner, ordonna-t-il.

— Je veux savoir si Michael va bien.

— On s’en fiche qu’il aille bien ou pas. Alors, où allons-nous et que faisons-nous ?

Elle était si fatiguée que ses yeux se fermaient tout seuls. Il la souleva sans effort et la porta jusque dans la baignoire en disant qu’il allait la laver, éliminer son odeur – celle de la maladie, de la naissance et de Michael. Surtout celle de Michael, son père « non consentant ». Michael l’Irlandais.

Tandis qu’ils étaient assis tous les deux dans la baignoire, elle eut un moment de terreur indescriptible. Elle avait en face d’elle le verbe fait chair, dans le sens absolu du terme, qui la scrutait du regard, avec son visage rond et pâle, son teint de pêche, comme celui des enfants, les yeux agrandis d’émerveillement, un sourire angélique sur les lèvres. Sa poitrine était complètement imberbe. Elle réprima un cri.

Le repas venait d’être monté. Il avait soif de son lait. Il l’immobilisa dans le bain et se mit à téter. Il lui faisait mal. Elle poussa un cri de douleur.

Les serveurs, dans la pièce voisine, risquaient de l’entendre. Il attendit que le bruit d’argenterie ait cessé pour lui prendre l’autre sein. Ce fut pour elle un parfait équilibre entre la douleur et le plaisir, une sensation de picotement, de radiation dans ses seins et, soudain, de douleur intense. Elle lui demanda d’être plus doux.

Il se mit à quatre pattes dans le bain, au-dessus d’elle. Son pénis était en érection. Il l’embrassa sur la bouche et glissa son sexe entre ses jambes. Bien qu’épuisée par la naissance, elle s’accrocha à son cou. Elle crut que le plaisir allait l’achever.

Un peu plus tard, vêtus de peignoirs en tissu éponge, ils s’allongèrent à même le sol et recommencèrent à faire l’amour. Enfin, il roula sur le côté, se mit sur le dos et commença à raconter l’abîme des ténèbres, le sentiment d’égarement, la flamme de Mary Beth, le feu de Marie-Claudette, le rayonnement d’Angélique, l’embrasement de Stella. Ses sorcières ! Il raconta comment il s’enroulait autour du corps de Suzanne et la sentait frissonner, comment il savait ce qu’elle ressentait. Maintenant, il avait ses propres sensations, qui étaient infiniment plus puissantes, douces, riches. Il dit que l’incarnation valait le prix de la mort.

— Tu penses que tu mourras, comme tout le monde ? l’interrogea-t-elle.

— Oui.

Il resta un moment silencieux puis reprit son chantonnement étrange, un mélange de litanie et de murmures entrecoupé de passages mélodiques qui lui semblaient familiers.

Il mangea de la purée de pommes de terre au beurre et but de l’eau minérale, mais il ne toucha pas à la viande.

— De la nourriture pour bébé, dit-il en riant.

Elle examina ses dents. Parfaites. Même nombre que chez un adulte. Aucune trace d’usure ou de carie. Et la langue était souple. Mais il ne supporta pas longtemps cet examen. Il avait besoin d’air. Il dit qu’elle n’imaginait pas à quel point il en avait besoin et ouvrit les fenêtres toutes grandes.

— Parle-moi des autres, demanda-t-elle.

Le magnétophone était en marche. Il avait acheté des dizaines de cassettes dans une boutique de l’aéroport. Il connaissait. Il savait. Il comprenait tous les mécanismes internes et externes. Très peu de créatures connaissaient les deux.

— Parle-moi de Suzanne et de Donnelaith.

— Donnelaith, répéta-t-il en se mettant à pleurer.

Il ne se rappelait pas ce qu’il y avait eu avant, excepté le chagrin. C’était quelque chose comme une foule d’êtres sans visage dans une antichambre. Et quand Suzanne avait appelé son nom, cela n’avait été qu’un mot jeté dans la nuit : Lasher ! Lasher ! C’était peut-être une simple juxtaposition de syllabes sans signification mais cela avait évoqué quelque chose en lui. Il était apparu devant elle et avait envoyé les vents tumultueux pour balayer tout ce qui l’entourait.

— Je voulais qu’elle aille dans les ruines de la cathédrale. Je voulais qu’elle voie les vitraux. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Et il n’y avait plus de vitraux.

— Explique-toi, très lentement.

Mais il ne parvenait pas à démêler cet écheveau.

— Elle m’a dit de rendre cette femme malade et je l’ai fait. Je me suis aperçu que je pouvais faire voler des objets. C’était comme si j’atteignais enfin la lumière tout au bout d’un long tunnel sombre… Je le ressens encore très fort. J’entends les sons, je sens les odeurs… Chante-moi une berceuse. Je veux voir quelque chose de rouge. Combien de tons de rouge existe-t-il ?

Il se mit à crapahuter à quatre pattes pour identifier les couleurs du tapis puis longea les murs. Ses longues cuisses blanches étaient robustes et ses avant-bras d’une longueur inhabituelle. Mais, habillé, cela ne se voyait pas trop.

Vers 3 heures du matin, elle réussit à s’enfermer seule dans la salle de bains. Ces instants d’intimité furent un véritable bonheur. Plus tard, à Paris, elle n’aurait de cesse de pouvoir s’isoler dans une salle de bains, tandis qu’il restait derrière la porte à épier le moindre bruit, l’appelait pour s’assurer qu’elle était toujours là, lui demandait sans arrêt si elle n’allait pas s’échapper et s’il y avait une fenêtre par laquelle elle aurait pu s’enfuir.

Dès le lendemain, il voulut se procurer un passeport. Pour cela, il devait d’abord trouver quelqu’un qui lui ressemblait.

— Et s’il n’a pas son passeport sur lui ? lui fit-elle remarquer.

— Il faut que nous allions là où les gens se font faire leur passeport. Nous attendrons notre homme et nous lui prendrons le sien. Tu n’es vraiment pas aussi maligne que tu le crois. N’importe quel enfant y aurait pensé.

Ils allèrent donc se poster devant le bureau des passeports et, quelque temps plus tard, emboîtèrent le pas à un homme de grande taille qui venait d’en sortir. Au bout d’un moment, Lasher lui barra le chemin, le frappa, sous les yeux horrifiés de Rowan, et lui arracha son passeport. Personne n’eut l’air de remarquer quoi que ce fût. La rue était noire de monde et les voitures qui passaient faisaient un raffut terrible. Rowan avait mal à la tête. Il faisait atrocement froid. Lasher prit l’homme par son manteau et le traîna à l’intérieur d’un immeuble. Le tour était joué. Rowan avait assisté à toute la scène, impuissante. Un instant plus tard, il lui fit observer qu’il ne s’était pas montré inutilement brutal, qu’il avait simplement mis l’homme hors de combat et que, maintenant, il avait un passeport.

Frederick Lamarr, vingt-cinq ans, résidant à Manhattan.

La photo était suffisamment ressemblante et, dès qu’il se serait raccourci les cheveux, on n’y verrait que du feu.

— Mais l’homme… Il est peut-être mort, dit Rowan.

— Je n’éprouve rien de particulier pour les êtres humains, répondit-il.

Il eut une expression d’étonnement.

— Au fait, j’en suis pourtant un ? ajouta-t-il.

Il prit sa tête dans ses mains et se mit à marcher à quelques pas devant elle, se retournant toutes les trois secondes pour vérifier qu’elle le suivait, tout en prétendant qu’il sentait son odeur et qu’il saurait tout de suite si la foule les séparait. Il dit qu’il essayait de se rappeler, à propos de la cathédrale. Que Suzanne ne voulait pas y aller. Qu’elle avait peur des ruines. C’était une fille ignorante et triste. Le vallon était désert. Charlotte savait écrire. Charlotte était bien plus puissante que Suzanne ou Deborah.

— Toutes mes sorcières… Je les ai couvertes d’or. Une fois que j’ai su comment me le procurer, je leur en ai donné autant que je pouvais. Mon Dieu ! Être vivant, sentir le sol sous mes pieds, étendre mes bras et sentir les effets de l’attraction terrestre !

De retour à l’hôtel, ils entreprirent de rétablir la chronologie. Il fit une description de chacune des sorcières, de Suzanne jusqu’à Rowan et, à la grande surprise de celle-ci, inclut Julien dans la liste. Cela faisait quatorze. Elle n’en fit pas la remarque car le nombre treize semblait très important pour lui. Il ne cessait d’en parler. Treize sorcières avant d’arriver à celle qui serait assez forte pour porter son enfant. Comme si Michael n’avait rien à voir là-dedans, comme s’il n’était pas son père. Il prononça des mots étranges : « maleficium, ergot, belladonna ». À un moment, il baragouina même en latin.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Comment se fait-il que j’aie pu te mettre au monde ?

— Je l’ignore.

Il lui suffisait de deux phrases pour raconter la fuite de la famille de Saint-Domingue et son arrivée en Amérique.

Lorsqu’elle l’interrogea sur la mort de Deborah, il fondit en larmes. C’était plus fort que lui, il était incapable d’en parler.

— J’ai apporté le malheur à toutes mes sorcières, sauf aux plus puissantes. Celles-là m’ont fait du mal. Elles m’ont malmené et m’ont forcé à leur obéir.

— Lesquelles ?

— Marguerite, Mary Beth, Julien. Ce Julien, qu’il aille au diable !

Il essaya une nouvelle fois d’écrire, sur le papier de l’hôtel. Puis il téta ses seins, l’un après l’autre. Elle s’endormit. Lui aussi. À son réveil, il était en train de la prendre. Elle eut de longs orgasmes, de ces orgasmes semblables à des rêves qu’elle ressentait lorsqu’elle était trop fatiguée.

A minuit, ils prirent le vol de Francfort. C’était le premier qui partait pour l’Europe.

Elle était terrifiée à l’idée que le vol du passeport ait pu être signalé. Il lui dit de se tranquilliser, que les êtres humains n’étaient pas assez malins et que la machine administrative internationale était très lente. Ce n’était pas comme dans l’univers des esprits. Là-bas, les choses bougeaient à la vitesse de la lumière ou ne bougeaient pas du tout. Dans l’avion, il hésita longuement avant de mettre les écouteurs. « La musique me fait peur », dit-il. Il finit par les mettre et se laissa aller sur son siège en regardant fixement devant lui. Il marquait le rythme du bout de ses doigts. En fait, il était si subjugué par la musique qu’il ne fit rien d’autre jusqu’à l’atterrissage.

À Francfort, ils prirent l’avion pour Zurich, où il l’accompagna à la banque. Elle était faible. Les montées de lait étaient fréquentes et ses seins lui faisaient mal.

À la banque, elle se montra rapide et efficace. Elle ne songea même pas à s’enfuir. Protection, subterfuge. Telles étaient ses seules préoccupations. Qu’elle avait pu être sotte !

Elle fit d’énormes virements sur différents comptes à Paris et Londres, en s’arrangeant pour qu’on ne puisse retrouver leurs traces.

— Allons à Paris, lui dit-elle. Quand ils recevront ces avis de virement, ils vont forcément nous chercher ici.

À Paris, elle découvrit qu’un duvet poussait sur le ventre de Lasher, autour de son nombril et de ses mamelons. Ses montées de lait étaient moins pénibles et elle éprouvait du plaisir à se laisser téter, les poils soyeux de Lasher chatouillant doucement son ventre et ses cuisses.

Il continuait à manger tout ce qui n’était pas solide mais il aimait surtout son lait. C’était elle qui le forçait à manger. Elle estimait qu’il avait besoin de nutriments. Elle se demandait si ce n’était pas l’allaitement qui la rendait si faible et amorphe. On lui avait dit que les mères normales éprouvaient cette espèce de grande paresse apathique. Mais elle commençait à ressentir de petites douleurs.

Elle lui demanda de parler d’avant les sorcières Mayfair, du temps le plus reculé dont il avait des souvenirs. Il évoqua un chaos, les ténèbres et des errements sans limites. À l’époque, il ne possédait pas de mémoire organisée. Sa conscience avait commencé à se former à partir de…

— Suzanne ? demanda-t-elle.

Il lui adressa un regard vide, puis acquiesça et recommença à énumérer la lignée des sorcières Mayfair : Suzanne, Deborah, Charlotte, Jeanne-Louise, Angélique, Marie-Claudette, Marguerite, Katherine, Julien, Mary Beth, Stella, Antha, Deirdre, Rowan.

Il l’accompagna à l’agence locale de la Banque suisse, où elle fit d’autres virements, s’arrangeant pour que l’argent passe par Rome, le Brésil et ailleurs avant de revenir. Les employés se montrèrent très serviables. Elle prit aussi rendez-vous avec un avocat recommandé par la banque, auquel elle donna des instructions afin que Michael dispose de First Street jusqu’à la fin de ses jours et de toutes les sommes d’argent dont il aurait besoin.

— Mais nous y retournerons, n’est-ce pas ? demanda Lasher avec anxiété. Nous irons y vivre un jour, tous les deux. Tu ne lui donnes pas la maison pour toujours ?

— Si.

Les employés du cabinet d’avocats furent interloqués lorsqu’on alluma l’ordinateur pour passer les ordres de Rowan et obtenir les informations qu’elle réclamait. Oui, Michael Curry, à La Nouvelle-Orléans, était en soins intensifs à l’hôpital de la Pitié, mais ses jours n’étaient plus en danger.

Rowan baissa la tête et se mit à pleurer. Une heure plus tard, ils quittèrent le cabinet. Lasher la fit asseoir sur un banc des Tuileries, la calma et lui dit d’attendre son retour.

Il revint avec deux nouveaux passeports. Maintenant, ils pouvaient changer d’hôtel et d’identité. Elle ne se sentait pas bien. En arrivant à leur nouvel hôtel, le George-V, elle s’affala sur le canapé de leur suite et dormit plusieurs heures d’affilée.

Comment allait-elle pouvoir l’examiner ? Le problème n’était pas l’argent. Il lui fallait tout un équipement, dont elle ne savait pas se servir. Du personnel médical, des logiciels, un scanner et toutes sortes de choses.

Ils sortirent acheter des cahiers. Les changements qui s’opéraient sur lui étaient subtils mais visibles. Quelques rides étaient apparues sur ses articulations, et ses ongles, toujours de la même couleur que sa peau, semblaient plus solides qu’avant. Le petit pli discernable sur ses paupières donnait à son visage un peu de maturité. Sa barbe et sa moustache naissantes piquaient.

Elle écrivit dans ses cahiers jusqu’à ce que la fatigue lui trouble la vue. Elle veillait à envelopper toutes ses observations dans un langage scientifique des plus denses. Elle racontait le besoin d’air de Lasher, sa façon d’ouvrir les fenêtres partout où ils allaient, ses halètements, la sueur sur ses tempes pendant son sommeil, le fait que la fontanelle n’était pas encore refermée, qu’il avait toujours soif de son lait et qu’elle était malade d’épuisement.

Le quatrième jour de leur séjour à Paris, elle insista pour qu’ils aillent dans un grand hôpital de la ville. Elle réussit à l’y attirer en pariant sur l’imbécillité de l’être humain, en lui décrivant comme il serait amusant d’aller partout en faisant semblant d’être de la maison.

Cette idée l’avait enchanté.

— J’ai pigé le truc, annonça-t-il triomphalement, comme si cette expression avait une signification toute particulière pour lui.

Il n’arrêtait pas de prononcer avec un grand délice des phrases idiotes comme : « Dédé prend les dés pour des clés ! » ou encore : « Pour peindre un paon, peins ton pied. » Parfois, il chantait des vers sans queue ni tête entendus quelque part :

 

Maman, puis-je aller nager ?

Bien sûr, mon ange adoré,

Soulève tes vêtements bien haut

Mais ne t’approche pas de l’eau.

 

Cela le faisait rire aux éclats. Tel couplet lui avait été chanté par Mary Beth, tel autre par Marguerite. Cette phrase était de Stella : « Papa prend sa pipe en pierre. » Il la disait de plus en plus vite, jusqu’à un simple murmure.

Elle essayait de le divertir en le testant avec de petites phrases. Lorsqu’elle lui en proposait avec des constructions grammaticales bizarres comme « Envoie à ta mère par la fenêtre un baiser », il devenait presque hystérique. Même les allitérations le faisaient mourir de rire. On aurait dit que c’était le mouvement de ses lèvres qu’il trouvait hilarant. Parfois, il se mettait à danser en récitant ces phrases.

Au royaume des esprits, la musique avait été pour lui un enchantement.

Il se mettait parfois à réciter des vieilles phrases aux accents gaéliques, mais il ignorait comment il les avait apprises. Et il les oubliait. D’autres fois, c’était du latin.

La nuit, il se réveillait pour parler de la cathédrale. D’un événement qui s’y était produit. Il était en sueur. Il tenait à tout prix à aller en Ecosse.

— Julien, ce démon. Il voulait tout savoir. Il me posait des devinettes. Je suis Lasher. Je suis le verbe fait chair. Je suis le mystère. Je suis venu au monde et je souffrirai toutes les affres de la chair, même si j’ignore ce qu’elles sont. Que suis-je ?

Son apparence physique ne passait pas inaperçue mais n’était pas monstrueuse. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules, il portait un chapeau noir enfoncé sur la tête et les vestes ou les pantalons les plus moulants étaient encore trop larges pour lui. On aurait dit un émule de David Bowie. Partout où ils allaient, les gens étaient séduits par sa gaieté, ses questions innocentes, sa spontanéité et son accueil parfois exubérant. Dans les magasins, il engageait la conversation avec les clients. Il posait des questions sur tout. Sa diction était très bonne et son accent légèrement français mais il était capable de reprendre la même prononciation que Rowan au beau milieu d’une conversation.

Une nuit, elle essaya de téléphoner mais il se réveilla et lui arracha le combiné des mains. Lorsqu’elle voulut franchir la porte, il se retrouva soudain à côté d’elle. À partir de ce moment-là, il ne choisit plus que des chambres d’hôtel dont les salles de bains étaient dépourvues de fenêtre et il arrachait les fils du téléphone. Il ne la quittait plus jamais des yeux, sauf quand elle réussissait à s’enfermer dans la salle de bains avant qu’il ne l’en empêche.

Elle tenta de plaider sa cause.

— Il faut que j’appelle pour savoir ce qui est arrivé à Michael.

Il la frappa. La gifle la prit par surprise. Elle tomba à la renverse sur le lit, la joue en feu. Il se mit à pleurer, s’étendit à côté d’elle et lui prit le sein. Puis il entra en elle et continua à faire les deux en même temps. Le plaisir envahit Rowan. Il embrassa les contusions de son visage et l’orgasme monta en elle, alors que le pénis de Lasher n’était plus dans son sexe. Paralysée par le plaisir, les doigts légèrement recourbés, les pieds pendant dans le vide, on aurait dit qu’elle était morte.

Le soir, il lui raconta ce qu’on ressentait quand on était mort, ou perdu.

— Dis-moi quels sont tes souvenirs les plus anciens.

— Le temps n’existait pas.

— Et que ressentais-tu pour Suzanne ? De l’amour ?

Il hésita avant de répondre.

— Une haine dévorante.

— Et pourquoi ?

Honnêtement, il ne savait pas. Il regarda par la fenêtre et expliqua que, de façon générale, il n’avait aucune patience avec les humains. Qu’ils étaient empotés et stupides et incapables de traiter les données comme il le faisait. Il avait été le jouet des humains et ne recommencerait pour rien au monde.

— Quel temps faisait-il le jour de la mort de Suzanne ? demanda-t-elle.

— Pluvieux, froid. Il pleuvait si fort qu’ils ont envisagé de remettre l’exécution. Mais, vers midi, le temps s’était stabilisé et le ciel était clair. Le village était prêt. On pouvait allumer le bûcher.

Il eut l’air déconcerté.

— Quel était le roi d’Angleterre à l’époque ?

Il secoua la tête. Il n’en avait aucune idée.

— Qu’est-ce qu’une double hélice ? fut la question suivante.

Il décrivit rapidement les deux chaînes de chromosomes contenant l’ADN. Nos gènes, précisa-t-il. Elle se rendit compte qu’il avait employé les termes exacts qu’elle avait appris pour un examen. Il les avait prononcés en cadence, comme si c’était cette cadence qui les avait imprimés dans son esprit à elle, puis dans le sien. Si l’on pouvait parler d’esprit à son sujet…

— Oui a créé le monde ?

— Je n’en ai aucune idée. Et toi ? Tu le sais ?

— Dieu existe-t-il ?

— Probablement pas. Demande à d’autres. C’est un trop grand secret. Quand un secret est si grand, c’est qu’il ne renferme rien. Dieu n’existe pas. Non.

Dans différentes cliniques, vêtue d’une blouse blanche et parlant sur un ton autoritaire, Rowan fit prélever des flacons entiers du sang de Lasher. Il passa son temps à geindre et personne ne soupçonna qu’elle n’était pas envoyée, comme elle le prétendait, par un grand laboratoire. Dans un de ces endroits, elle put examiner le sang au microscope, pendant des heures, et enregistrer ses résultats. Mais elle manquait des produits et du matériel nécessaires.

Ce qu’elle avait pu faire était trop rudimentaire. Elle se sentait frustrée et avait envie de pleurer. Si seulement elle était au Keplinger Institute ! Si seulement elle pouvait retourner à San Francisco avec lui et aller dans ce laboratoire de génie génétique ! Mais c’était inenvisageable.

Une nuit, elle se leva pour descendre acheter des cigarettes dans le hall de l’hôtel. Il la rattrapa en haut de l’escalier.

— Ne me frappe pas ! supplia-t-elle.

Elle sentait en elle une rage profonde. La plus terrible de sa vie. De celles qui avaient tué dans le passé.

— Ça ne marchera pas avec moi, maman, prévint-il.

À bout de nerfs, elle perdit son sang-froid et le frappa. Il eut mal et se mit à pleurer, incapable de s’arrêter. Pour le consoler, elle le berça avec des chansons.

 

Dans la ville de Hameln, il y a fort longtemps

Les gens avaient raison d’être mécontents.

Leur jolie ville était remplie de rats

Oui faisaient des trous jusque dans les draps.

Buvaient leur soupe et ne délogeaient pas.

 

Dans d’autres établissements médicaux, elle réussit à pénétrer dans la salle de radiographie et lui fit subir deux scanners complets après avoir mis tout le personnel dehors. Mais, ne connaissant pas le fonctionnement de tous les appareils, elle dut faire usage de toute son audace et donna des ordres à des techniciens, qui obtempérèrent. En fait, elle ne fit rien de plus que jouer son propre rôle : Dr Rowan Mayfair, neurochirurgien. Pour ces étrangers, elle prétendit être un spécialiste de passage s’occupant d’un cas urgent.

Elle se servit de tout le matériel autant qu’elle le voulut. Elle était déterminée. Enregistrer, tester, découvrir. Elle examina les radios de son cerveau et de ses mains. Elle mesura sa tête et s’aperçut que la fontanelle était plus large que celle d’un nourrisson. Elle aurait pu la transpercer avec son poing.

Lasher commençait à bien se débrouiller pour écrire, surtout avec un feutre à pointe fine qui glissait bien. Il traça l’arbre généalogique de la famille Mayfair, dont bien des membres étaient inconnus de Rowan. Il lui demanda des détails de ce qu’elle avait lu dans le dossier du Talamasca. À 8 heures du matin, son écriture était très ronde et enfantine. Le soir, ses lettres étaient longues, obliques et il les formait si rapidement qu’elle ne pouvait le suivre. Il commença aussi cet étrange chantonnement qui ressemblait à un bourdonnement d’insecte.

Il lui demanda ensuite de chanter sans s’arrêter, ce qu’elle avait fait jusqu’à ce que le sommeil la gagne.

 

Arriva un jour un mince jeune homme

Qui alla voir le maire de la ville.

J’ai un remède, dit-il au bonhomme.

Pour rendre Hameln de nouveau tranquille

Mais un bon prix vous devrez payer.

Le bourgmestre, de joie, se mit à sauter.

 

Lasher semblait décontenancé. Il ne se rappelait plus le couplet précédent, qu’elle lui avait chanté quelques jours auparavant.

 

L’homme du désert me demandant

Combien de fraises dans l’océan ?

Je lui réponds, sûr de moi,

Autant que de harengs dans les bois.

 

Plus le temps passait, plus l’état de santé de Rowan empirait. Elle avait tellement perdu de poids qu’elle n’osait plus se regarder dans un miroir.

Dieu, aide-moi ! Je suis si fatiguée.

Dans les moments de grande fatigue, la terreur la gagnait. Où était-elle ? Qu’allait-elle devenir ? Lasher était présent dans toutes ses pensées. Parfois, elle se disait : Je suis perdue. Je suis une sorte de toxicomane. Je suis dépendante de mon obsession. Mais la priorité était de l’étudier, de déterminer de quoi il était fait. Dans ses pires moments de doute, elle se rendait compte qu’elle était passionnément possessive, protectrice et attirée par lui.

Que lui feraient-ils s’ils mettaient la main sur lui ? Il avait commis des crimes. Il avait volé, peut-être tué, pour se procurer les passeports. Elle ne savait pas. Impossible de mettre de l’ordre dans ses pensées.

La fréquence de leurs relations sexuelles avait quelque peu diminué. Elle continuait à l’allaiter, mais de moins en moins souvent. Il avait découvert les églises de Paris. Elles le rendaient perplexe, hostile et très agité. Il s’approchait des vitraux et tendait le bras pour les toucher. Il regardait avec haine et dégoût les statues de saints et les tabernacles.

Chaque fois, il disait que ce n’était pas la bonne cathédrale.

— Si tu fais allusion à celle de Donnelaith, évidemment. Nous sommes à Paris.

Il se retourna vers elle et lui chuchota :

— Ils l’ont brûlée.

Il voulait assister à une messe catholique. Un jour, il la sortit du lit avant l’aube pour l’emmener à l’église de la Madeleine.

Il faisait froid à Paris. Elle ne parvenait plus à suivre ses propres pensées : il l’interrompait tout le temps. Parfois, elle perdait la notion du jour et de la nuit. Il la réveillait brutalement, pour téter ou faire l’amour. Elle se rendormait et il la réveillait à nouveau pour qu’elle mange. Il ne tarissait pas de commentaires sur ce qu’il avait vu à la télévision, aux informations, ou sur n’importe quel détail qui l’avait frappé. Ses réflexions étaient de plus en plus incohérentes.

Un jour, il prit la carte du restaurant de l’hôtel et lut tous les plats en chantant. Ensuite, il se mit à écrire frénétiquement.

— Puis Julien a emmené Évelyne chez lui et ils ont conçu Laura Lee, qui a donné le jour à Alicia et Gifford. De Julien est également né un enfant naturel, Michael O’Brien, fils d’une pensionnaire de l’orphelinat Sainte-Margaret. Elle a abandonné l’enfant pour entrer au couvent sous le nom de sœur Bridget Marie. Le garçon a eu trois fils et une fille. Cette dernière a épousé Alaister Curry et ils ont eu un fils, Tim Curry, qui…

— Attends un peu ! Qu’est-ce que tu écris ?

— Laisse-moi tranquille.

Il fixa le papier des yeux puis le déchira en mille morceaux.

— Où sont tes cahiers ? demanda-t-il. Qu’as-tu écrit dedans ?

Ils ne s’éloignaient jamais beaucoup de leur chambre. Rowan était trop faible, trop fatiguée. Dès qu’elle avait une montée de lait, ses seins débordaient et il se mettait à boire. Il la berçait dans ses bras. Dans ces moments privilégiés, le plaisir de lui donner le sein était tel que plus rien d’autre ne comptait. Elle oubliait sa peur.

L’allaitement était l’atout majeur de Lasher. Il procurait à Rowan le confort, le plaisir, le bonheur sans partage d’être avec lui, d’écouter ses monologues rapides, d’observer ses réactions.

Mais qu’était-il ? Dès la première heure, elle s’était nourrie de l’illusion qu’il était son œuvre, que ses pouvoirs avaient donné vie à cette créature à partir de l’enfant qu’elle portait en elle. Maintenant, elle distinguait des contradictions. Tout d’abord, elle ne se rappelait plus ce qui s’était passé dans son esprit pendant que, sur le sol, elle luttait pour rester en vie, tous les deux ruisselant de liquide amniotique. Elle avait dû lui donner une sorte de puissante nourriture psychique. Ah ! et puis du colostrum, aussi. Ça, elle s’en souvenait. Ses seins en produisaient beaucoup.

Mais cette chose, cette créature, était très organisée. Rien à voir avec le monstre de Frankenstein, cette reconstitution d’être humain en pièces détachées. Lasher connaissait ses propres capacités : il pouvait courir très vite, captait des odeurs qu’elle ne sentait pas et, d’ailleurs, en émettait une que les autres sentaient sans en avoir conscience. C’était vrai. Elle-même la sentait de temps en temps et, dans ce cas, avait l’impression inquiétante d’avoir été submergée, pour ne pas dire contrôlée, par elle depuis le début, à la façon d’une phéromone.

Elle continuait à tenir son journal, mais dans un style plus narratif afin que, si les choses tournaient mal, la personne qui le trouverait en comprenne le sens.

— Nous sommes restés à Paris suffisamment longtemps, annonça-t-elle un jour. Ils risquent de nous retrouver.

Deux virements bancaires étaient arrivés. Ils avaient une fortune à leur disposition et il fallut à Rowan tout un après-midi pour virer l’argent sur divers comptes. Elle avait envie de partir, pour avoir plus chaud, peut-être.

— Allez ! ma chérie. Nous n’avons fait encore que dix hôtels. Arrête de te faire du souci. Et arrête de vérifier toutes les serrures. Tu sais ce que tu as ? Ça vient de la sérotonine de ton cerveau. Tu as toujours souffert de compulsion obsessionnelle. Tu le sais très bien, d’ailleurs. Et tu mobilises des mécanismes de défense inadéquats pour fuir ton angoisse.

— Mais… Comment tu sais ça ?

— Je te l’ai dit… Je… (Il s’était interrompu, par méfiance, peut-être.) Je sais tout ça parce que toi tu le sais. Quand j’étais un esprit, je savais tout ce que savaient mes sorcières. C’est moi qui…

— Qu’est-ce qu’il y a ? À quoi penses-tu ?

La nuit, il se mettait à la fenêtre pour contempler les lumières de Paris. Puis il lui faisait l’amour, encore et encore, qu’elle soit endormie ou éveillée. Sa moustache était devenue épaisse mais douce et sa barbe couvrait la totalité de son menton.

Mais la fontanelle était toujours là.

En fait, les différentes parties de son corps avaient chacune un rythme de croissance différent, qui semblait programmé. Elle entreprit d’établir des comparaisons avec d’autres espèces et de faire une liste de ses diverses caractéristiques. Par exemple, ses bras avaient la puissance de ceux des primates inférieurs mais ses mains une faculté de préhension plus développée. Elle était curieuse de savoir ce qu’il saurait faire d’un piano. Le besoin d’air qu’il avait le rendait très vulnérable. La possibilité de l’étouffer aurait été concevable s’il n’avait pas été si fort. Et comment se débrouillerait-il dans l’eau ?

Ils quittèrent Paris pour Berlin. Il n’aimait pas la langue allemande. Il ne la trouvait pas laide mais « pointue », comme il disait. Il ne supportait pas ces sons tranchants et gênants et voulait quitter l’Allemagne.

Cette semaine-là, elle fit une fausse couche. Prise de contractions, elle se retrouva dans une mare de sang, au beau milieu de la salle de bains, avant même de comprendre ce qui lui arrivait. Il regarda le sang d’un air complètement ahuri.

Si seulement elle pouvait se reposer, trouver un endroit calme où il n’y aurait ni chansons ni poèmes. Un endroit paisible. Elle ramassa la minuscule masse gélatineuse qui baignait dans la flaque de sang. À ce stade de grossesse, l’embryon aurait dû être microscopique. Or, il avait des formes, et même des bras ! Elle était à la fois dégoûtée et fascinée. Elle insista pour l’examiner dans un laboratoire.

Elle réussit à y passer trois heures avant qu’on ne commence à lui poser des questions. Et elle avait pris toute une série de notes.

— Il existe deux types de mutation, lui expliqua-t-elle. Celles qui peuvent se transmettre et celles qui ne le peuvent pas. Ta naissance peut s’expliquer. Il est concevable que tu… constitues une espèce. Mais comment est-ce possible ? Comment cela a-t-il pu se produire ? Comment une combinaison de télékinésie et…

Elle s’interrompit.

Avec le matériel qu’elle avait dérobé à la clinique, elle se fit des prises de sang et scella minutieusement les flacons.

Il lui adressa un sourire lugubre.

— Tu ne m’aimes pas vraiment, dit-il froidement.

— Bien sûr que si.

— Aimes-tu plus la vérité que le mystère ?

— Qu’est-ce que la vérité ?

Elle s’approcha de lui, posa ses mains sur son visage et le regarda droit dans les yeux.

— Essaie de te rappeler tes souvenirs les plus lointains. Avant que les humains n’apparaissent sur la Terre. Rappelle-toi, tu m’as parlé du monde des esprits et de ce qu’ils avaient appris des hommes. Tu as parlé de…

— Je ne me rappelle rien, dit-il, le regard vide.

Il s’assit à la table pour relire ce qu’il avait écrit. Ensuite, il étendit ses longues jambes, croisa ses chevilles, posa ses mains derrière sa tête, coudes écartés, s’adossa à sa chaise puis écouta ce qu’il avait enregistré. Ses cheveux dépassaient maintenant le niveau de ses épaules. Il se mit à lui poser des questions, comme pour la tester.

— Qui était Mary Beth ? Qui était sa mère ?

Elle lui raconta de nouveau ce qu’elle connaissait de l’histoire de sa famille, répétant le contenu du dossier du Talamasca et ce qu’elle avait entendu dire. À sa demande, elle décrivit les membres de la famille qu’elle avait rencontrés personnellement. La faire parler pendant des heures finit par le calmer.

C’était une véritable torture.

— J’ai besoin de repos, plaida-t-elle. Je ne peux pas… Je n’en peux plus…

— Qui étaient les frères et sœurs de Julien ? Donne-moi leurs prénoms et ceux de leurs enfants.

Finalement, si épuisée qu’elle ne pouvait plus bouger, les contractions la reprenant comme si elle faisait une nouvelle fausse couche, elle dit :

— Je n’en peux plus.

— Donnelaith, dit-il soudain. Je veux y aller.

Il était en train de pleurer près de la fenêtre.

— Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu n’as pas peur de moi ?

Elle réfléchit longuement avant de répondre.

— Oui, je t’aime, tu es seul… et je t’aime. Mais j’ai peur. Tout cela ne rime à rien. Je ne peux pas travailler dans ces conditions. J’ai peur… de toi.

Il se pencha au-dessus d’elle. Elle prit sa tête entre ses mains et le guida jusqu’à son sein. Il se mit à téter. Ce besoin lui passerait-il un jour ? Allait-il rester pour toujours un nourrisson qui marche, parle et fait l’amour ?

— Oui, et qui chante, n’oublie pas, répondit-il lorsqu’elle lui posa la question.

À cette époque, il commença à regarder la télévision pendant des heures d’affilée et elle put enfin utiliser la salle de bains sans qu’il la harcèle derrière la porte. Elle prenait tout son temps pour se laver. Elle ne saignait plus. Elle pensait au Keplinger Institute et à tout ce qu’elle pourrait faire avec la fortune des Mayfair. La famille était certainement en train de les chercher activement.

Elle se reprochait d’avoir tout fait de travers, depuis le début. Elle aurait dû le cacher à La Nouvelle-Orléans et agir vis-à-vis des autres comme s’il n’existait pas. Elle était complètement folle d’avoir tout quitté. Mais elle n’avait pas eu un instant pour réfléchir, cet atroce jour de Noël où tout avait commencé. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis.

Elle dormit et, à son réveil, le trouva habillé de pied en cap, prêt à partir. Les bagages étaient faits. Ils partaient pour l’Angleterre.

 

À Londres, ils prirent la direction de Donnelaith. Au début, elle conduisait, mais, par la suite, il avait appris et prenait le volant sur les petites routes de campagne. Tout ce qu’ils possédaient était dans la voiture. Elle se sentait plus en sécurité qu’à Paris.

— Pourquoi ? Tu crois qu’ils ne vont pas nous chercher là-bas ? demanda-t-il.

— Je l’ignore. Je ne sais pas s’ils se doutent que nous allons passer par l’Écosse. Je ne sais pas s’ils ont pensé au fait que tu pourrais te rappeler des choses…

Il se mit à rire amèrement.

— Il m’arrive de ne rien me rappeler.

— Et en ce moment ?

Il avait un air à la fois furieux et solennel. Sa barbe et sa moustache étaient sinistres. Maturité sexuelle. Fausse couche. Fontanelle. Était-il un être mûr ou un simple adolescent ?

Donnelaith.

L’endroit n’avait de ville que le nom. Il ne restait que l’auberge et un bâtiment qui servait de quartier général à un projet archéologique, dans lequel une petite équipe d’étudiants dormait et prenait ses repas.

Les touristes pouvaient suivre des visites guidées du château en ruine au-dessus du loch, de la ville détruite dans la vallée, avec sa cathédrale, et du cercle de pierres des anciens temps, bien plus loin. Le périple était long mais en valait la peine. Certains endroits étaient interdits d’accès et ceux qui voulaient se promener seuls devaient respecter les panneaux de signalisation. Une visite était prévue pour le lendemain matin.

Rowan se sentit glacée en regardant par la fenêtre de sa chambre vers l’endroit, au loin, où tout avait commencé. Là où Suzanne, la sage-femme du village, avait appelé un esprit nommé Lasher qui avait lié son sort pour toujours à celui des descendantes de Suzanne. La grande vallée imposante était grise, mélancolique et belle, aussi humide et verte que toutes les contrées lointaines du Nord. Le crépuscule tombait, épais et luisant, et le paysage commençait à se voiler de mystère, comme dans les contes de fées.

De là où elle était, elle apercevait toutes les voitures qui se dirigeaient vers la ville, d’où qu’elles viennent. La seule et unique route s’étendait sur des kilomètres, au nord comme au sud. La majeure partie des touristes venait des villes proches, en voiture ou en autocar.

Les quelques clients de l’auberge avaient des raisons bien personnelles d’être là : une jeune Américaine qui écrivait un article sur les anciennes cathédrales écossaises ; un vieux gentleman faisant des recherches généalogiques sur son clan ; une jeune couple de tourtereaux qui ne s’occupait de personne.

Et puis Lasher et Rowan. Le soir, au dîner, il essaya des aliments solides et détesta. Il voulait téter. Il la regarda avec convoitise.

Ils avaient la meilleure chambre, la plus spacieuse. Elle était propre et très convenable, avec son lit moelleux, ses poutres apparentes peintes en blanc, son épais tapis, sa petite cheminée pour dissiper le froid, et la vue panoramique sur la vallée, à leurs pieds.

Il avait dit à l’aubergiste que, pour être tranquilles, ils ne voulaient pas de téléphone dans la chambre, et il avait commandé les repas d’avance.

Après le dîner, il prit Rowan fermement par le poignet en disant :

— Nous sortons nous promener dans la vallée.

Elle eut l’impression de marcher des heures sur les pentes des collines et les bords du loch. Une demi-lune éclairait les murs dentelés et éboulés du château.

Les falaises étaient dangereuses mais de bons chemins y avaient été percés. Il se mit à grimper en la traînant derrière lui. Les archéologues avaient édifié des barrières, posé des pancartes et planté des panneaux d’avertissement. Mais il n’y avait personne aux alentours pour les empêcher d’aller où bon leur semblait.

Des escaliers neufs en bois avaient été installés dans les tours à demi écroulées et les donjons. Il montait devant elle, le pied sûr, complètement surexcité.

C’était sans doute le moment idéal pour lui échapper. Si elle en avait eu le courage, elle l’aurait poussé du haut des marches. Il se serait écrasé en bas et aurait souffert comme n’importe quel être humain. Ses os n’étaient pas fragiles, ils en étaient encore au stade de cartilage, pour la plupart, mais il mourrait quand même. À coup sûr. À cette idée, elle se mit à pleurer. Elle ne pourrait jamais. Elle ne pouvait pas en finir avec lui comme ça. Impossible de le tuer.

C’était une idée lâche et irréfléchie, encore plus déraisonnable que de s’être enfuie avec lui. Elle s’était surestimée en croyant qu’elle pourrait le contrôler et l’étudier toute seule. Quelle imbécile présomptueuse elle avait été ! Quitter la maison avec ce démon violent et autoritaire, seule, envahie par l’orgueil démesuré de l’avoir elle-même créé, avait été une folie.

Mais l’aurait-il laissé faire le contraire ? Après tout, c’était lui qui l’avait pressée, poussée, lui avait dit un nombre incalculable de fois de se dépêcher. De quoi avait-il peur ? De Michael ? Oui, il avait de quoi avoir peur de Michael.

Mais l’erreur vient de moi. J’aurais très bien pu maîtriser la situation. J’aurais pu mettre cette créature sous mon contrôle.

Dans la lueur de la lune qui éclairait le sol herbeux du hall dévasté, elle avait trouvé plus facile de s’en vouloir à elle-même, de se critiquer et se haïr que de s’en prendre à lui.

De toute façon, il ne l’aurait pas laissé faire. La seule fois où elle avait accéléré ses pas derrière lui, dans un escalier, il s’était retourné, l’avait saisie et l’avait fait passer devant lui. Il était en permanence sur le qui-vive. Il pouvait la soulever sans effort avec l’un de ses longs bras simiesques et la déposer sur ses pieds à l’endroit où il voulait. Il n’avait pas peur de tomber.

Mais quelque chose l’effrayait dans le château.

Lorsqu’ils le quittèrent, il tremblait et pleurait. Il voulait voir la cathédrale. La lune s’était cachée derrière les nuages mais la vallée était toujours baignée d’une lumière pâle. Il connaissait le chemin. Ignorant celui qui était tracé, il coupa par le coteau au pied du château.

Ils arrivèrent enfin à la ville proprement dite, à ses fondations, ses remparts, ses créneaux, ses portails, sa petite rue principale. L’immense ruine de la cathédrale se dressa enfin devant eux, majestueuse avec ses quatre murs encore debout et ses arches brisées s’élevant, tels des bras gigantesques, pour étreindre le ciel.

Il s’agenouilla dans l’herbe, les yeux fixés sur la longue nef à ciel ouvert. On distinguait encore la moitié du cercle qui avait contenu la haute rosace. Aucun des vitraux anciens ne subsistait. La plupart des pierres venaient d’être remises en place et scellées au ciment pour reconstituer les murs éboulés. De gros quartiers de pierre étaient entassés à gauche et à droite, visiblement apportés d’ailleurs pour la reconstruction du bâtiment.

Il se remit debout, l’attrapa et l’entraîna avec lui au-delà de la barrière et des pancartes, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au milieu de l’église. Ils contemplèrent le ciel de nuages et la lumière qui les traversait. Cette ancienne cathédrale gothique semblait démesurée pour un pareil endroit, à moins que, à l’époque, les fidèles aient été très nombreux.

Lasher tremblait de tous ses membres. Il posa ses mains sur ses lèvres puis se mit à chantonner en se balançant sur ses jambes.

Il marcha en chancelant, comme malgré lui, le long du mur puis montra du doigt une haute fenêtre étroite sans vitre.

— Là ! Là ! cria-t-il.

Il essaya de dire autre chose puis recommença à s’agiter. Il s’écroula par terre et l’attira à lui, posa sa tête sur son épaule et chercha sa poitrine. Sans ménagement, il releva son pull-over et se mit à téter. Elle s’allongea en arrière, sans volonté, et fixa les nuages. Elle aurait aimé voir des étoiles mais il n’y en avait pas. Il n’y avait que la lumière diluée de la lune et l’agréable illusion que ce n’étaient pas les nuages qui se déplaçaient mais les hauts murs et les fenêtres vides.

Le matin, à son réveil, il n’était pas dans la chambre. Mais il n’y avait pas de téléphone. Elle ouvrit la fenêtre et constata qu’elle était à plus de huit mètres de haut. De toute façon, elle aurait été bien avancée si elle avait pu descendre. C’était lui qui avait les clés de la voiture. Se précipiter sur des gens pour leur expliquer qu’elle était retenue prisonnière ? Ridicule ! Que faire ?

Elle envisagea toutes sortes de possibilités qui finirent par s’enchevêtrer dans son esprit. Elle renonça.

Elle fit sa toilette, s’habilla et porta quelques notes dans son journal. Une fois encore, elle inscrivit tous les détails qu’elle avait observés : sa peau vieillissait, sa mâchoire était maintenant ferme mais sa fontanelle ne s’était toujours pas modifiée. Elle écrivit ce qui s’était passé depuis leur arrivée à Donnelaith et les réactions curieuses qu’il avait eues dans les ruines.

Elle le trouva dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Il était en grande conversation avec l’aubergiste, qui se leva respectueusement en la voyant et lui proposa une chaise.

— Assieds-toi, ordonna Lasher.

Il l’avait entendue sortir du lit, au-dessus, et lui avait commandé un petit déjeuner.

— Bien sûr, répondit-elle d’un air mécontent.

— Continuez, ordonna-t-il à l’aubergiste.

Le vieil homme avait visiblement rongé son frein pendant cette interruption et était heureux de reprendre où il en était resté. Il expliqua que le projet archéologique était financé par des Américains depuis, quatre-vingt-dix ans. Apparemment, une famille des États-Unis s’intéressait au clan de Donnelaith.

Mais la majeure partie des travaux était relativement récente. Lorsqu’ils avaient pu établir que la cathédrale datait de 1228, les archéologues avaient réclamé une nouvelle somme d’argent aux États-Unis. À leur grande surprise, fonds avait été réalimenté et toute une équipe d’Édimbourg était venue s’installer à Donnelaith. Cela faisait maintenant vingt ans. Ils avaient commencé par rassembler les pierres éparpillées un peu partout puis avaient découvert les fondations non seulement de l’église mais d’un monastère et d’un village plus ancien qui datait probablement des années 700, à l’époque de Bède le Vénérable. Cet endroit aurait été une sorte de lieu de culte. Mais il n’en savait pas davantage.

— Nous avons toujours su que Donnelaith avait existé, précisa-t-il. Mais les comtes avaient péri dans le grand incendie de 1689 et la ville avait périclité jusqu’à disparaître complètement à la fin du siècle. Lorsque le projet archéologique a été lancé, mon père est venu ici pour construire cette auberge. Un Américain sympathique lui a loué ce terrain à bail.

— Qui était-ce ? demanda Lasher.

— Julien Mayfair. Il s’agit du fonds Julien Mayfair. Mais vous devriez vous adresser aux jeunes types du projet. Ils sont très bien élevés et sérieux. Ils empêchent les touristes d’emporter des pierres et autres objets en souvenir. À propos de pierres, il y a aussi cet ancien cercle. C’est par là qu’ils ont commencé et ils ont longtemps travaillé dessus. D’après eux, il est aussi vieux que Stonehenge. Mais, la grande découverte, c’est la cathédrale. Allez leur parler.

— Julien Mayfair, répétait Lasher en fixant le vieil homme.

Il avait l’air désespéré, désorienté, sur ses gardes.

L’après-midi, après un copieux déjeuner bien arrosé avec plusieurs étudiants, ils obtinrent des informations complètes ainsi qu’un tas de vieux pamphlets imprimés à différentes périodes et vendus au public pour récolter un peu d’argent.

Le fonds Mayfair était géré à New York et la famille était des plus généreuses.

Le plus âgé des membres du projet était une Anglaise blonde aux cheveux courts et bouclés et au visage sympathique, qui faisait trapue dans son manteau de tweed et ses bottes de cuir. Elle avait été heureuse de répondre à leurs questions. Elle travaillait là depuis 1970 et, par deux fois, avait demandé à la famille des fonds supplémentaires qu’elle avait obtenus.

Oui, un membre de la famille était venu une fois visiter les lieux. Une certaine Lauren Mayfair, une femme plutôt froide.

— On n’aurait jamais dit qu’elle était américaine, avait dit la vieille Anglaise en pouffant de rire. En fait, elle se fichait pas mal de ce qui se passait ici, vous savez. Elle a pris quelques tableaux appartenant à la famille, puis elle est repartie aussitôt pour Londres. Je me rappelle qu’elle allait ensuite à Rome. Elle adorait l’Italie. Je ne crois pas que les gens puissent apprécier à la fois l’humidité des Highlands et le soleil de l’Italie.

— L’Italie, murmura Lasher. Le soleil de l’Italie.

Ses yeux étaient remplis de larmes. Il les sécha rapidement avec sa serviette de table. La femme n’avait rien remarqué, occupée qu’elle était à tout raconter.

— Et que savez-vous de la cathédrale ? demanda-t-il.

Pour la première fois de sa courte vie, il paraissait fatigué. Il faisait très frêle. Il s’était essuyé plusieurs fois les yeux en prétextant une allergie. Mais Rowan avait bien vu qu’il était en train de flancher.

— Justement. Nous avons fait fausse route, au début. Et nous n’avons pas beaucoup de théories à proposer. Selon nous, la grande structure gothique a été construite aux alentours de 1228, comme à Elgin, mais elle a intégré une église plus ancienne qui devait posséder des vitraux. Et le monastère était cistercien. Pendant une certaine période, du moins. Ensuite, il est devenu franciscain.

Il la regardait fixement.

— Il semble qu’il y ait eu une école religieuse, peut-être même une bibliothèque. Dieu seul sait ce que nous allons encore découvrir. Hier, nous avons trouvé un nouveau cimetière. Mais, vous savez, la difficulté tient au fait que, depuis des siècles, des gens se sont servis dans tout cet amas de pierres. Nous venons de mettre à nu les ruines du transept sud du XIIIe siècle et une chapelle dont nous ignorions la présence. Elle contient un caveau. Il s’agirait de la tombe d’un saint, mais nous ignorons lequel. Son effigie est sculptée sur la plaque tombale. Nous nous interrogeons. Faut-il l’ouvrir ? Faut-il chercher si elle contient quelque chose ?

Il ne disait rien. Son silence devenait pesant et Rowan craignait qu’il ne se mette à pleurer ou ait un brusque accès de violence qui aurait attiré l’attention sur eux. Puis elle se dit que, tout compte fait, cela arrangerait plutôt ses affaires. Les seins gorgés de lait, elle somnolait à moitié. La vieille femme continuait à parler du château, des guerres entre clans, des batailles et des massacres.

— Qu’est-ce qui a détruit la cathédrale ? demanda Rowan.

L’absence de toute chronologie rendait les choses confuses. Lasher la regarda d’un air furieux, comme si elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas.

— Je n’en suis pas certaine, répondit l’Anglaise, mais j’en ai une vague idée. Selon moi, ce serait justement une guerre de clans.

— Faux, assena-t-il. Essayez de voir plus loin. Les iconoclastes étaient les protestants.

Elle applaudit de joie.

— Pouvez-vous m’expliquer ce qui vous a amené à cette conclusion ?

Puis elle partit dans une longue tirade sur la Réforme protestante en Ecosse et les bûchers érigés pendant plus d’un siècle pour brûler les sorcières, jusqu’à la toute fin de l’histoire de Donnelaith.

Il était complètement hébété.

— Je parie que c’est vous qui avez raison, poursuivit-elle. Ce devait être John Knox et ses réformés. Contre vents et marées, Donnelaith était resté un bastion catholique puissant. Même le sanguinaire Henry VIII n’avait pas réussi à le détruire.

Puis elle se mit à déblatérer sur sa haine des forces politiques et religieuses qui avaient détruit tant d’œuvres d’art et de bâtiments.

— Tous ces magnifiques vitraux, vous vous rendez compte ?

— Oui, ces magnifiques vitraux.

Lasher avait obtenu tout ce qu’elle avait à donner.

Le soir, il était resté prostré dans son silence. Il n’avait pas faim, pas envie de faire l’amour et ne la quitta pas d’un pouce. La nuit tombée, ils sortirent à nouveau. Ils arrivèrent à la cathédrale. La majeure partie des excavations du transept sud était abritée par un toit de fortune en bois et fermée par des portes verrouillées. Il cassa la vitre d’une fenêtre, déverrouilla une porte en passant la main à l’intérieur et entra. Ils se retrouvèrent dans les ruines d’une chapelle dont les étudiants avaient reconstruit le mur et déterré une tombe centrale décorée d’un gisant sculpté très abîmé. Il la contempla puis examina les fenêtres restaurées. Pris de rage, il se mit à donner des coups de poing sur les murs de bois.

— Arrête, on va t’entendre ! cria-t-elle.

Puis elle se résigna, se disant qu’après tout ils pouvaient bien venir, qu’il serait jeté en prison et qu’elle en serait débarrassée. Mais il avait remarqué la fourberie dans ses yeux et la haine que, l’espace d’un instant, elle avait été incapable de cacher.

De retour à l’auberge, il écouta les bandes qu’il avait enregistrées puis il éteignit l’appareil et se mit à feuilleter ses notes.

— Julien, Julien, Julien Mayfair.

— Tu ne te souviens plus de lui ? demanda-t-elle.

— Quoi ?

— Tu ne te souviens plus d’aucun d’entre eux. Tu ne sais plus qui est Julien ni Mary Beth ni Deborah ni Suzanne. Tu as tout oublié. Tu te rappelles Suzanne ?

Il la fixa des yeux, blême et furieux.

— Tu ne te rappelles pas, c’est ça ? Tes souvenirs ont commencé à s’effacer à Paris. Maintenant, tu ne sais même plus qui ils étaient.

Il s’approcha d’elle et tomba à genoux à ses pieds. Il avait l’air exalté, comme si sa rage se transformait en enthousiasme.

— Je ne sais plus qui ils étaient. Je ne suis pas certain de qui tu es. Mais je sais qui je suis !

 

À minuit passé, il la réveilla pour la violer puis, une fois repu, décréta qu’il voulait partir avant qu’on ne commence à les chercher à Donnelaith.

— Ces Mayfair doivent être des gens très malins.

Elle rit avec amertume.

Dans la voiture, elle explosa de colère.

— Quelle sorte de monstre es-tu ? Ce n’est pas moi qui t’ai créé. Je le sais maintenant. Je ne suis pas Mary Shelley.

Il arrêta brusquement la voiture, tira Rowan jusque dans les hautes herbes et se mit à la frapper violemment, inlassablement, à lui en briser la mâchoire. Elle cria que s’il continuait elle aurait des séquelles irréparables. Il stoppa net et se leva, les poings serrés.

— Je t’aime, dit-il en pleurant. Et je te hais.

— Je vois très bien ce que tu veux dire.

Son visage était si douloureux qu’elle pensait avoir le nez et la mâchoire cassés. Mais il n’en était rien. Elle se rassit.

Il s’affala à côté d’elle et, de ses larges mains chaudes, commença à la caresser. Totalement désemparée, elle sanglota contre sa poitrine.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle, désespérée.

Il la caressa, la couvrit de baisers et lui prit à nouveau le sein. Il connaissait ses points faibles, ce démon, ce sinistre personnage ! Ne me touche pas ! Va-t’en ! Mais le courage lui manquait pour réagir. Ou était-ce la force physique ? Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’était pas sentie normale, en bonne santé, pleine d’énergie.

En arrivant à Londres, elle avait le visage complètement tuméfié. Les passants qu’ils croisaient avaient l’air effrayés en la voyant. Ils s’installèrent dans un bel hôtel, elle ignorait où, et il lui fit boire du thé chaud et manger des gâteaux tout en chantant.

Il s’excusa de son comportement. Il était né à nouveau, ne se rendait-elle pas compte de ce que cela signifiait ? Son existence était un miracle. Puis, selon un rite devenu quotidien, il se mit à l’embrasser et à lui téter le sein avant de la prendre avec une violence qui lui donna un immense plaisir. Pour une fois, par pur désespoir, elle le poussa à recommencer. Peut-être parce que c’était la seule de ses volontés qu’il était toujours prêt à satisfaire. C’est là qu’elle s’aperçut qu’au bout de quatre orgasmes d’affilée il finissait par s’endormir. Elle n’osait pas bouger. Lorsqu’elle soupirait, il ouvrait les yeux.

Il était devenu vraiment très beau. Il taillait chaque matin sa moustache et sa longue barbe. Ses cheveux étaient très longs, ses épaules trop larges mais c’était sans importance. L’ensemble était majestueux. Il s’inclinait devant les gens à qui il parlait et soulevait son chapeau mou sans forme. Les gens aimaient le regarder.

Ils visitèrent l’abbaye de Westminster, qu’il parcourut dans ses moindres recoins en examinant chaque détail. Il observa attentivement le comportement des fidèles.

— J’ai une mission très simple, lui confia-t-il. Elle est vieille comme le monde.

— De quoi s’agit-il ?

Il ne répondit pas.

De retour à l’hôtel, il dit :

— Je veux que tu m’examines sérieusement. Il faut que nous trouvions un endroit sûr. Pas ici, en Europe… Aux États-Unis. Si près d’eux qu’ils n’y penseront même pas. Nous devons nous procurer tout ce dont tu as besoin. L’argent n’est pas un problème. Et nous n’irons pas à Zurich. Ils risqueraient de t’y chercher. Tu as assez d’argent ?

Une fois de plus, elle constata qu’il oubliait beaucoup de choses.

— Oui, lui rappela-t-elle. J’ai fait le nécessaire. Nous pouvons rentrer aux États-Unis si tu veux.

Son cœur battait d’espoir dans sa poitrine.

— Il y a un institut de neurologie à Genève, poursuivit-elle. C’est là que nous devons aller. Il est connu dans le monde entier et très vaste. Nous pourrons y faire du bon travail. Sans compter que je pourrai prendre les dernières dispositions directement avec la Banque suisse. Une fois là-bas, nous ferons nos projets pour la suite. Crois-moi, c’est la meilleure solution.

— Oui. De là-bas, nous retournerons aux États-Unis. Ils vont finir par nous trouver ici. Il faut rentrer. Je vais réfléchir à la ville.

Elle s’endormit en rêvant de laboratoires, de microscopes, de porte-objet, de ses connaissances scientifiques. Elle se savait incapable de s’en sortir toute seule. La meilleure solution était de se procurer du matériel informatique et d’enregistrer ses résultats. Pour cela, il fallait une ville pleine de laboratoires, où les hôpitaux poussaient comme des champignons et où elle pourrait passer d’un grand centre à un autre.

Assis à la table, il ne se lassait pas de relire l’histoire des Mayfair. Ses lèvres remuaient si vite qu’elles émettaient un murmure monotone. De temps en temps, il se mettait à rire comme s’il découvrait un point qui lui avait échappé. À un moment donné, il s’agenouilla près d’elle et la regarda droit dans les yeux.

— Le lait se tarit, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Mais ça me fait très mal.

Il l’embrassa de nouveau puis recueillit un peu de lait sur le bout d’un doigt et le lui fit goûter. Elle poussa un soupir et dit que cela avait le goût de l’eau.

À Genève, ils avaient tout prévu, jusqu’au moindre détail.

La ville la plus sûre pour leur destination finale était Houston, au Texas. Tout simplement parce qu’elle comptait un nombre infini d’hôpitaux et de centres médicaux. Rowan tâcherait d’y trouver un immeuble entier pour eux, un ancien bâtiment médical, par exemple, déserté à cause de la crise du pétrole. Houston ne manquait pas d’immeubles et l’on disait même qu’il avait trois centres-villes. Personne n’irait les dénicher là.

L’argent n’était pas un obstacle. Ses énormes virements étaient en sécurité dans la gigantesque Banque suisse. Il ne lui restait qu’à ouvrir des comptes fictifs en Californie et à Houston.

Elle s’allongea sur le lit. Il tenait fermement un de ses poignets tandis qu’elle pensait à Houston. A une heure seulement de chez elle. Juste une heure.

— Ils ne se douteront jamais de rien, dit-il. Tu pourrais tout aussi bien être partie au pôle Sud. Houston est la cachette idéale.

Prise de nausée, elle s’endormit. À son réveil, elle saignait. C’était une nouvelle fausse couche. Cette fois, l’embryon visqueux faisait au minimum cinq centimètres.

Le lendemain matin, après s’être reposée, elle prit une décision. Elle voulait aller à l’institut pour étudier cette chose et faire subir à Lasher tous les tests possibles. Elle cria et vociféra jusqu’à ce que, terrifié et misérable, il finisse par céder.

— Tu as peur de te retrouver seul sans moi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Et si tu étais le dernier homme sur terre ? dit-il soudain. Et moi la dernière femme ?

Cela ne voulait rien dire mais il avait l’air de se comprendre. Il l’emmena à l’institut. Désormais, les petits gestes quotidiens n’avaient plus de secret pour lui : héler un taxi, donner un pourboire, lire, marcher, courir, emprunter un ascenseur. Il s’était acheté une petite flûte en bois bon marché et il en jouait dans la rue. Il était très mécontent des sons qui en sortaient. Il n’osait pas acheter une radio.

À l’institut, elle se procura une blouse blanche, un stylo, des formulaires pris dans un bureau, des fiches jaunes, roses et bleues destinées à divers tests. Elle se fit passer tantôt pour un médecin, tantôt pour un technicien et, si on l’interrogeait, prenait la fuite comme une vedette voulant passer incognito.

Dans la foulée, elle s’arrangea pour rédiger une longue note à l’intention du concierge de l’hôtel. Elle lui demandait de faire les démarches nécessaires en prévision d’un envoi de nature médicale au Dr Samuel Larkin, à l’hôpital universitaire de San Francisco, Californie. Elle lui remettrait le paquet dès que possible.

De retour dans leur chambre d’hôtel, elle attrapa une lampe et frappa Lasher. Il chancela puis tomba à terre, le visage ensanglanté. Mais il se remit en un instant, se jeta sur elle et la battit comme plâtre jusqu’à ce qu’elle perde connaissance.

Elle revint à elle pendant la nuit. Son visage était gonflé mais aucun os n’était brisé. L’un de ses yeux était à demi fermé. Cela voulait dire qu’elle allait rester pendant des jours dans cette chambre. Des jours. Le supporterait-elle ?

Le lendemain matin, il l’attacha au lit pour la première fois avec des lambeaux de draps déchirés, auxquels il fit des nœuds très serrés. Il avait pratiquement terminé lorsqu’elle se réveilla, stupéfaite d’avoir un bâillon dans la bouche. Puis il était parti pendant des heures. Personne n’était monté. Il avait dû donner des ordres. Elle s’était débattue et avait essayé de crier. En vain. Le bâillon l’en empêchait.

À son retour, il sortit le téléphone de sa cachette et commanda pour elle un véritable festin. Une fois de plus, il lui demanda pardon et joua de sa petite flûte. Pendant qu’elle mangeait, il épia le moindre de ses mouvements. Il avait l’air pensif.

Le lendemain, elle ne se débattit pas quand il l’attacha. Cette fois, il utilisa le ruban adhésif indéchirable qu’il avait rapporté la veille. Il s’apprêtait à en coller une bande sur sa bouche lorsqu’elle lui fit remarquer calmement qu’elle risquait d’étouffer. Se ralliant à son argument, il opta pour un bâillon moins pénible. Après son départ, elle se débattit comme une démente. Rien n’y fit. Le lait coulait de ses seins. Elle était malade et tout tournait autour d’elle.

Le lendemain après-midi, après qu’ils eurent fait l’amour, il resta sur elle, lourd mais souple, ses cheveux noirs soyeux tombant entre ses seins, la main gauche posée sur l’une des siennes, en train de rêvasser et de chantonner. Elle n’était pas attachée : il avait coupé les entraves de ses mains.

Elle contempla sa noire crinière, en respira le parfum, se pressa contre lui et s’assoupit une heure.

A son réveil, il dormait en respirant profondément.

Elle tendit la main gauche et décrocha le téléphone. Tenant le combiné entre son épaule et son oreille, elle appuya sur la touche de la réception et demanda un numéro d’une voix à peine audible.

C’était la nuit en Californie. Lark l’écouta attentivement. Il avait été son patron. Il était son ami. Il était la seule personne qui pourrait la croire, la seule qui accepterait d’emporter les spécimens au Keplinger Institute. Quoi qu’il advienne, il fallait qu’ils arrivent jusqu’à Keplinger. Mitch Flanagan ne se souviendrait peut-être pas d’elle mais c’était un homme de confiance.

Il fallait que quelqu’un sache.

Lark tenta de l’interroger. D’abord, il lui demanda de parler plus fort. Elle lui confia qu’elle était en danger et qu’ils pouvaient être interrompus à tout moment. Elle hésitait à lui donner le nom de l’hôtel. S’il se faisait prendre en venant la voir, elle ne pourrait jamais lui remettre les spécimens. Elle n’en pouvait plus. Elle n’arrivait plus à raisonner correctement. Elle balbutia quelques mots à propos des fausses couches. C’est alors que Lasher sortit de son sommeil, lui prit le combiné des mains, arracha l’appareil du mur et se mit à cogner sur elle.

Il s’arrêta en pensant que les marques allaient se voir. Ils devaient aller en Amérique. Demain. Lorsqu’il l’attacha de nouveau, elle le supplia de ne pas trop serrer pour ne pas se retrouver complètement ankylosée. Elle lui reprocha sa façon de traiter sa prisonnière.

Il se mit à pleurer.

— Je t’aime. Si seulement je pouvais te faire confiance. Si seulement je pouvais te considérer comme ma fidèle compagne. Donne-moi ton amour et ta confiance. Mais c’est moi qui ai fait de toi ce que tu es. Une sorcière hypocrite. Tu essaies de me tuer avec ton regard.

— C’est parfaitement exact. Mais si tu ne veux pas qu’on nous trouve, il faut partir maintenant.

Elle allait devenir complètement folle si elle restait plus longtemps dans cette pièce. Il fallait mettre au point un plan. Traverser l’océan et se rapprocher de chez elle. Se rapprocher. Houston était plus près.

Du plus profond de son désespoir, elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle devait mourir avant d’être de nouveau enceinte de cette créature. Il n’était pas envisageable de donner la vie à l’un de ses semblables. Mais il continuait à l’inséminer : il l’avait déjà fécondée à deux reprises. Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pourquoi certaines personnes étaient incapables d’agir quand elles avaient peur, pourquoi elles restaient paralysées de terreur.

Mais où étaient donc passées ses notes ?

Le matin, elle avait fait les bagages. Tout ce qui était médical était rassemblé dans un même sac, où elle avait aussi placé ses notes et toutes les fiches d’examen. Elle avait posé par-dessus les instructions destinées au concierge, avec l’adresse de Lark. Il n’avait pas semblé s’en apercevoir. Elle avait recouvert le tout d’un sac d’emballage pris au labo, dans lequel elle avait enfoui ses vêtements tachés de sang.

— Pourquoi ne jettes-tu pas tout ça ? avait-il demandé. Ça sent vraiment mauvais.

— Je ne sens rien, avait-elle froidement rétorqué. Et j’ai besoin de tout ça, je te l’ai dit. Au fait, je ne retrouve pas mes cahiers.

— Je les ai lus et je les ai jetés.

Elle l’avait fusillé du regard.

Il ne restait donc plus que les spécimens. Plus aucun moyen de faire savoir à qui que ce soit que cette créature était vivante, respirait et voulait se reproduire.

À la porte de l’hôtel, pendant qu’il discutait avec le chauffeur qui les emmènerait à l’aéroport, elle remit le sac au portier avec une liasse de francs suisses et lui chuchota précipitamment en allemand qu’il devait l’envoyer immédiatement au Dr Samuel Larkin. Puis elle lui tourna rapidement le dos pour se diriger vers la voiture, juste au moment où Lasher se retournait en souriant et lui tendait la main.

— Comme tu as l’air fatiguée, ma femme. Tu as été très malade.

— Oui, très, répondit-elle.

Elle se demanda ce qu’avait pensé le portier en voyant les contusions sur son visage émacié.

— Attends, je vais t’aider, ma chérie.

Sur la banquette arrière, il mit un bras autour de ses épaules et l’embrassa au moment où le taxi démarrait.

Elle n’osa pas se retourner pour voir si le portier était entré dans l’hôtel avec le sac. Le concierge trouverait l’adresse à l’intérieur. Il le fallait.

À leur arrivée à New York, il s’aperçut de la disparition du sac et des résultats des tests. Il menaça de la tuer.

Allongée sur le lit, elle resta muette. Il l’attacha avec ménagement, en lui laissant suffisamment de mou pour qu’elle puisse juste remuer ses membres. L’adhésif entortillé était plus solide que de la corde. Il la couvrit pour qu’elle ne prenne pas froid, mit en marche le ventilateur de la salle de bains et la télévision puis sortit.

Il revint vingt-quatre heures plus tard. Elle n’avait pas pu se retenir d’uriner dans le lit. Elle le haïssait. Elle voulait sa mort. Elle aurait donné n’importe quoi pour savoir comment le tuer.

Il resta assis à côté d’elle tandis qu’elle prenait les dispositions nécessaires pour Houston. Deux étages dans un immeuble qui en comptait cinquante, où ils seraient bien tranquilles. Ce complexe était petit pour une ville comme Houston, et en plein centre-ville. Il avait abrité les anciens bureaux d’un programme de recherche contre le cancer qui avait été abandonné, faute de moyens. Il n’y avait pour l’instant aucun autre locataire.

Les propriétaires avaient récupéré tout le matériel qui équipait les deux étages. Mais ils ne garantissaient pas son bon fonctionnement. Tant pis. Elle loua l’ensemble, qui comprenait des appartements, des bureaux, des salles de réception, des salles d’examens et des laboratoires. Elle prévit aussi le gaz, l’électricité, des voitures de location et tout ce dont ils auraient besoin pour travailler efficacement.

Pendant qu’elle s’organisait, il l’observait passivement. Il suivit ses doigts des yeux tandis qu’elle composait les numéros de téléphone et épia chaque syllabe qui franchissait ses lèvres.

— Cette ville est très proche de La Nouvelle-Orléans, dit-elle. Tu t’en rends compte ?

Elle ne voulait pas qu’il le découvre plus tard et se répande en injures contre elle. Elle avait mal aux poignets. Elle avait faim.

— Ah oui ! les Mayfair, répondit-il en faisant un geste vers le dossier.

Pas un jour n’était passé sans qu’il étudie le récit, ses notes ou ses enregistrements.

— Mais personne ne songerait à te chercher à une heure d’avion, tu ne crois pas ? ajouta-t-il.

— Non. Si tu fais du mal à Michael Curry, je me suicide. Et je ne te serai plus d’aucune aide.

— Je ne suis pas certain que tu me sois d’aucune aide, maintenant. Le monde est plein de gens bien plus aimables et agréables que toi. De gens qui chantent mieux que toi, aussi.

— Alors qu’attends-tu pour me tuer ?

Tandis qu’il réfléchissait, elle essaya encore de réunir toutes les forces de son pouvoir invisible pour le tuer. En vain.

Elle avait envie de mourir ou de s’endormir pour toujours, ce qui revenait au même.

— Je croyais que tu étais une sorte de prodige et l’innocence même. Quelque chose de totalement inconnu et nouveau.

— Je sais.

— Je ne le crois plus.

— Ton rôle est de déterminer ce que je suis.

— J’essaie.

— Tu me trouves beau, en tout cas.

— Et alors ? Je te déteste.

— Oui, c’est ce que j’ai pu lire dans tes cahiers. « Cette nouvelle espèce », « cette créature », « cet être ». Tu as une façon très clinique de me décrire. Eh bien, tu sais, tu te trompes. Je ne suis pas nouveau, ma bien-aimée, je suis ancien, bien plus que tu ne peux l’imaginer. Mais mon temps est à nouveau venu. Je n’aurais pas pu choisir de meilleur moment pour venir au monde. Tu ne veux pas savoir ce que je suis ?

— Tu es un monstre. Tu n’es pas naturel. Tu es cruel et impulsif. Tu es incapable de réfléchir correctement ou de te concentrer. Et tu es complètement cinglé.

Il était si furieux qu’il ne put lui répondre tout de suite tant il suffoquait. Il avait envie de la frapper. Elle le voyait ouvrir et fermer sa main.

— Imagine un peu, ma douce et tendre, que l’humanité entière meure et que ses gènes soient contenus dans le sang d’une misérable petite créature simiesque, qui les transmettra à son tour à d’autres générations de singes jusqu’à ce que, finalement, un homme naisse à nouveau des singes.

Elle ne disait rien.

— Tu crois que cet homme aura de la pitié à l’égard des singes ? Surtout s’il se procure une femelle ? Un singe femelle qui se reproduira avec lui pour former une nouvelle dynastie d’êtres supérieurs…

— Tu ne nous es pas supérieur !

— Bien sûr que si ! jeta-t-il méchamment.

— Je ne sais pas exactement comment tout cela a pu arriver, mais cela ne se reproduira jamais.

Il hocha la tête en souriant.

— Ce que tu peux être stupide, ma pauvre fille ! Et égoïste, par-dessus le marché. Tu me fais penser à tous ces scientifiques dont je lis les écrits ou que j’entends à la télévision. C’est déjà arrivé avant, et avant, et encore avant. Cette fois, c’est la bonne. C’est le moment. Cette fois, il n’y aura pas de sacrifice, nous nous battrons comme jamais.

— Plutôt mourir que t’aider !

Il hocha de nouveau la tête, tristement, puis détourna les yeux. Il avait l’air de rêver.

— Tu crois que nous aurons pitié lorsque nous dirigerons le monde ? Est-ce qu’un être supérieur s’est jamais montré clément à l’égard des faibles ? Les Espagnols qui ont conquis le Nouveau Monde ont-ils été cléments avec les sauvages qu’ils y ont trouvés ? Non. Il n’est jamais arrivé que les espèces supérieures, celles qui avaient l’avantage, se soient montrées bonnes envers leurs inférieurs. Au contraire, elles les ont éradiqués. Tu n’es pas d’accord ? C’est ton monde. Vas-y, je t’écoute ! Comme si je ne le savais pas.

Ses yeux s’embuèrent de larmes. Il posa sa tête sur son bras et se mit à pleurer de chagrin. Après s’être essuyé les yeux avec une serviette de bain, il s’écria :

— Quand je pense à tout ce qu’il y aurait pu avoir entre nous !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Il commença à l’embrasser, la caresser et déboutonner son chemisier.

— Arrête ! J’ai déjà fait deux fausses couches. Je suis malade. Regarde-moi ! Regarde mon visage et mes mains ! Et mes bras ! Une troisième fausse couche me tuerait, tu comprends ? Je suis mourante. Tu me tues à petit feu. Que deviendrais-tu sans moi ? Qui t’aidera ? Qui est au courant de ton existence ?

Il réfléchit puis, brusquement, la gifla. Ce geste eut l’air de le satisfaire.

Il l’étendit sur le lit et caressa ses cheveux. Elle n’avait plus beaucoup de lait. Il en but un peu, puis lui massa les épaules, les bras, les pieds et l’embrassa sur tout le corps. Elle perdit conscience. Lorsqu’elle reprit ses esprits, la nuit était déjà avancée et l’intérieur de ses cuisses était humide.

En arrivant à Houston, elle s’aperçut que leur cachette était une véritable prison. L’immeuble était désert et les deux étages qu’elle avait loués étaient très élevés. Il lui laissa deux jours pour faire un complément d’achats afin de rendre les lieux confortables. Elle observa, attendit, guetta la moindre occasion, mais il était resté terriblement vigilant.

Et puis il l’attacha. Plus question d’étude ni de projet.

— Je sais déjà tout ce que je voulais savoir, invoqua-t-il.

La première fois, il resta absent toute une journée. La seconde, toute une nuit et une matinée. La troisième, celle-ci, quatre jours.

Et voilà ce qu’il avait fait de leur froide chambre moderne aux murs blancs, aux vastes fenêtres et aux meubles en contre-plaqué.

Elle avait si mal aux jambes. Elle sortit de la salle de bains en clopinant et entra dans la chambre. Il avait refait le lit avec des draps roses et l’avait entouré de fleurs. Cela rappela à Rowan une histoire de suicide. Une femme de Californie s’était fait livrer des monceaux de fleurs, les avait disposées tout autour de son lit puis s’était empoisonnée. Ou cela lui rappelait-il l’enterrement de Deirdre, avec toutes ces fleurs autour de son cercueil ?

Cette chambre tenait davantage d’un endroit pour mourir que pour dormir. Partout, de gros bouquets de fleurs dans des vases. Si elle mourait, il finirait certainement par commettre l’erreur qui lui serait fatale. Il était si fou ! Elle devait se calmer, réfléchir, vivre et se montrer plus rusée que lui.

— Tous ces lys et toutes ces roses ! Tu les as montés toi-même ?

Il secoua la tête.

— Non, je les ai fait livrer. Elles étaient devant la porte avant mon retour.

— Tu pensais me retrouver morte ?

— Je ne suis pas romantique à ce point. Sauf quand il s’agit de musique, dit-il en souriant. Il y a à manger dans l’autre pièce. Je t’apporte ça tout de suite. Que pourrais-je faire pour que tu m’aimes ? Que faut-il que je dise pour te ramener à de meilleurs sentiments ?

— Je te hais définitivement et irrémédiablement, répondit-elle.

Elle s’assit sur le lit. Il n’y avait aucune chaise et elle ne tenait plus debout. Ses chevilles étaient douloureuses. Ses bras étaient douloureux. Elle mourait de faim.

— Pourquoi me garder en vie ? demanda-t-elle.

Il sortit et revint avec un grand plateau couvert de salades et de viande froide.

Elle se jeta sur la nourriture puis repoussa le plateau. Elle but tout le jus d’orange, se leva et tituba jusqu’à la salle de bains. Elle y resta un long moment, prostrée sur les toilettes, la tête contre le mur. Elle avait peur de vomir. Elle fit lentement l’inventaire des objets se trouvant dans la pièce. Rien pour se tuer.

De toute façon, elle n’en avait pas l’intention. Elle avait envie de lutter. Au besoin, elle s’arrangerait pour qu’ils brûlent tous les deux. Mais comment ?

Craintivement, elle ouvrit la porte. Il l’attendait, les bras croisés. Il la prit dans ses bras et la porta sur le lit qu’il avait parsemé de marguerites. Quand elle s’affala sur les tiges rigides et les fleurs parfumées, elle éclata de rire. C’était si bon de se laisser aller à rire.

Il se pencha pour l’embrasser.

— Arrête ! ordonna-t-elle. Si je faisais une nouvelle fausse couche, j’en mourrais. Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux procréer ?

— Cette fois, tu ne perdras pas le bébé, répondit-il.

Il s’allongea près d’elle et posa sa main sur le ventre de Rowan en souriant. Il marmonna une succession inaudible de syllabes qui déformèrent sa bouche. On aurait dit un langage particulier !

— Oui, ma chérie, mon amour, l’enfant est vivant. Il m’entend. C’est une petite fille. Elle est là.

Elle se mit à hurler.

Elle retourna sa rage contre le fœtus. Meurs, meurs, meurs ! Trempée de sueur, un goût de vomi dans la bouche, elle renonça. C’est alors qu’elle entendit comme des pleurs.

Lasher reprit son étrange mélopée.

Cette fois, elle entendit distinctement des pleurs.

Elle ferma les yeux et essaya d’interpréter ce son de façon cohérente. Rien à faire. Elle entendait bel et bien une voix inconnue et cette voix était à l’intérieur d’elle. Elle lui parlait dans une langue qu’elle comprenait, sans mots. Cette voix lui réclamait amour et consolation.

Je ne te ferai plus de mal, songea-t-elle. Sans mots, avec gratitude et amour, la voix lui répondit.

Seigneur ! Lasher avait raison. Le fœtus était vivant, l’entendait, et souffrait.

— Ça ne prendra pas longtemps, dit-il. Je vais m’occuper de toi de tout mon cœur. Tu es mon Ève, tu es immaculée. Quand l’enfant sera né, tu pourras mourir si tu veux.

Elle ne répondit pas. Pour quoi faire ? Pour la première fois depuis deux mois, elle avait quelqu’un d’autre à qui parler. Elle tourna la tête de l’autre côté.

 

L'heure des Sorcières
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